Page:Brunet - Les hypocrites (1) - La folle expérience de Philippe, 1945.pdf/131

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
132
LA FOLLE EXPÉRIENCE

donnaient au luxe d’un bacon and eggs et leurs gros doigts tachaient les énormes tranches de pain, spécialité de l’établissement. Philippe détournait les yeux de dégoût, lorsque ces gros gars portaient les tasses grossières à leurs bouches : ces dents jaunes, dont l’une était toujours cariée, l’écœuraient.

Le garçon eut pitié de lui : Philippe avait été un bon client, naguère :

— Malade de boisson, hein ? viens icitte…

Dans la petite cuisine, ce garçon charitable servit à Philippe un verre d’alcool pur, dont la saveur chaude le fit tousser et lui rappela le docteur Boulanger et la femme folle de son corps, le petit gars et la Française :

— Il faudra que j’écrive un roman russe, songea-t-il.

Après avoir promis au garçon qu’il reviendrait dans l’après-midi avec de l’argent (« C’est correct, c’est correct », faisait l’autre, sceptique), Philippe retourna à sa place. Engourdi, il avait peine à voir. Les passants qu’il distinguait par les vitres sales, aux lettres jaunes : Quick Lunch, 5 cents Hall, les voitures qui lui étaient les ombres d’une ancienne lecture. Le garçon revenait :

— Prends ça, ça va te remonter.

Philippe avait devant lui une assiette débordante de « stew », une sauce brune où nageaient carottes, bouts de navets, fragments de pommes de terre et d’une viande indistincte : il y toucha