Page:Brunetière - Cinq lettres sur Ernest Renan, 1904.djvu/86

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seulement, ils s’y engendrent les uns des autres ; on les voit poindre, se former, et se développer sous nos yeux. Négligeons sa Vie de Jésus, qui n’est pas de l’histoire, mais du roman, ou moins et pis que du roman ! Quel que soit l’esprit qui anime son Saint Paul, ses Apôtres, son Antéchrist, son Église chrétienne, son Marc-Aurèle, ses livres sont vivants, et vivants d’une vie qui n’est pas celle de leur auteur, mais la leur. C’est un rare mérite, et c’est un mérite éminent.

Ils en ont un autre, qui est le prestige de ce style dont j’ai déjà tâché de vous dire les qualités. Je ne sais cependant si j’en ai assez loué la simplicité, la variété d’aspects, et l’accent de « modernité[1] ». Il n’est pas toujours correct, ni toujours pur, et il est même souvent négligé. Si Renan s’applique, c’est à ne paraître point s’appliquer, et s’il avait quelque pédantisme, ce serait le pédantisme de la légèreté. Les profes-

  1. Un trait curieux et caractéristique de la physionomie de Renan, que je n’ai pu qu’indiquer en passant, et sur lequel, dans un portrait de l’homme, il faudrait qu’on appuyât, c’est son « insensibilité ». Il est d’ailleurs bien entendu que ce n’est pas ici de « l’homme privé » que je parle, mais uniquement de l’écrivain, et je crois devoir répéter qu’il y en a peu, surtout au dix-neuvième siècle, de l’œuvre de qui la pitié soit plus complètement absente.