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Page:Brunetière - Questions de critique, 1897.djvu/24

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QUESTIONS DE CRITIQUE

en cela d’un homme qui lui ressemblera par tant d’autres côtés, Rabelais, ni dans l’attaque ni dans la riposte, n’a jamais perdu le sang-froid ou le calme. Il sait d’ailleurs qu’en France on peut tout dire, à la seule condition de ne pas toucher au principe du pouvoir ; et, à Rome, non seulement tout dire, mais tout faire, pourvu qu’on respecte le dogme. Aussi a-t-il toujours respecté le dogme et le pouvoir, et, dans toute son œuvre, si je ne trouve pas un mot qui pût effaroucher l’ombrageuse susceptibilité du prince, je doute que l’on en trouvât un, dans le quatrième livre lui-même, que l’on pût noter d’hérésie. Non pas que l’hérésie n’y soit ; mais comment les contemporains eussent-ils pu l’y saisir, dissimulée, ou plutôt disséminée qu’elle est dans l’œuvre tout entière, sans se déclarer nulle part ; et puis, si cette hérésie n’est autre que l’hérésie de la renaissance elle-même ? Calvin seul, parmi les lecteurs de Pantagruel et de Gargantua, l’a peut-être soupçonnée. Il nous faut la démêler maintenant, et après avoir, pour ainsi dire, accordé l’homme et l’œuvre dans une modération commune, les accorder avec l’impression qu’ils produisent ; — qui est celle de l’excessif, du gigantesque et du prodigieux.

Cette hérésie, c’est le naturalisme, dans le sens le plus large, le plus étendu, et le plus profond du mot. Source inépuisable de vie, « grandement féconde et fertile de soi-même », Nature ou Physis, comme il l’appelle, c’est pour Rabelais la mère de toute Beauté,