Page:Buffon - Œuvres complètes, éd. Lanessan, 1884, tome I, partie 1.pdf/102

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faits ! que d’erreurs sur les causes des événements ! et quelle obscurité profonde n’environne pas les temps antérieurs à cette tradition ! D’ailleurs, elle ne nous a transmis que les gestes de quelques nations, c’est-à-dire les actes d’une très petite partie du genre humain ; tout le reste des hommes est demeuré nul pour nous, nul pour la postérité : ils ne sont sortis de leur néant que pour passer comme des ombres qui ne laissent point de traces ; et plût au ciel que le nom de tous ces prétendus héros, dont on a célébré les crimes ou la gloire sanguinaire, fût également enseveli dans la nuit de l’oubli !

» Ainsi l’histoire civile, bornée d’un côté par les ténèbres d’un temps assez voisin du nôtre, ne s’étend de l’autre qu’aux petites portions de terre qu’ont occupées successivement les peuples soigneux de leur mémoire ; au lieu que l’histoire naturelle embrasse également tous les espaces, tous les temps, et n’a d’autres limites que celles de l’univers.

» La nature[1] étant contemporaine de la matière, de l’espace et du temps, son histoire est celle de toutes les substances, de tous les lieux, de tous les âges ; et quoiqu’il paraisse à la première vue que ses grands ouvrages ne s’altèrent ni ne changent, et que dans ses productions, même les plus fragiles et les plus passagères, elle se montre toujours et constamment la même, puisque, à chaque instant, ses premiers modèles reparaissent à nos yeux sous de nouvelles représentations ; cependant, en l’observant de près, on s’apercevra que son cours n’est pas absolument uniforme ; on reconnaîtra qu’elle admet des variations sensibles, qu’elle reçoit des altérations successives, qu’elle se prête même à des combinaisons nouvelles, à des mutations de matière et de forme ; qu’enfin, autant elle paraît fixe dans son tout, autant elle est variable dans chacune de ses parties ; et si nous l’embrassons dans toute son étendue, nous ne pourrons douter qu’elle ne soit aujourd’hui très différente de ce qu’elle était au commencement et de ce qu’elle est devenue dans la succession des temps : ce sont ces changements divers que nous appelons ses époques. La nature s’est trouvée dans différents états ; la surface de la terre a pris successivement des formes différentes ; les cieux même ont varié, et toutes les choses de l’univers physique sont, comme celles du monde moral, dans un mouvement continuel de variations successives. Par exemple, l’état dans lequel nous voyons aujourd’hui la nature est autant notre ouvrage que le sien ; nous avons su la tempérer, la modifier, la plier à nos besoins, à nos désirs ; nous avons sondé, cultivé, fécondé la terre : l’aspect sous lequel elle se présente est donc bien différent de celui des temps

  1. Buffon nous donne, dans cette page, une idée exacte de ce qu’il entend par ce mot, qu’on trouve à chaque instant dans son œuvre, « la nature. » Ce n’est pas un entité métaphysique, un être idéal, comme on pourrait le supposer d’après cette sorte de personnalité qu’il lui attribue souvent, c’est la matière elle-même, avec ses formes variables à l’infini et se succédant sans interruption dans tous les temps et dans tous les lieux. « Son histoire est celle de toutes les substances, de tous les lieux, de tous les âges. »