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mettent leur mouvement à des corps un peu plus volumineux. Le mouvement, parti des éléments primordiaux, devient ainsi, par transmission, peu à peu sensible à nos sens par les corpuscules que nous observons dans un rayon de soleil ; et cependant nous ne pouvons distinguer nettement les choses qui déterminent l’agitation de ces derniers. »

Lucrèce admet, on le voit, deux sortes d’éléments : les éléments visibles et les éléments invisibles, « primordiaux », ces derniers naturellement doués de mouvement et déterminant par leurs chocs le mouvement des premiers. Faut-il voir dans cette doctrine la première idée de la distinction que nous établissons aujourd’hui entre les atomes de la matière pondérable et ceux de la matière impondérable ? Ce serait peut-être aller bien loin ; mais il est manifeste qu’elle est l’expression aussi nette que possible de la théorie atomique, c’est-à-dire de la théorie qui considère la matière comme constituée par des atomes extrêmement petits, se réunissant afin de former les corps assez volumineux pour tomber sous nos sens. La doctrine de Lucrèce est même remarquable à ce point de vue qu’elle considère le mouvement comme une propriété essentielle, inséparable de la matière, propriété dont cette dernière a toujours été douée, en sorte qu’il n’y a pas plus de mouvement sans matière que de matière sans mouvement, ou bien encore, pour parler comme Buffon : « La matière n’a jamais existé sans mouvement ; le mouvement est aussi ancien que la matière. » Cette doctrine, Lucrèce en avait hérité des matérialistes de l’ancienne Grèce : Épicure, Démocrite et son maître Leucippe. Il l’a transmise à Descartes et à Buffon, aux physiciens et aux naturalistes modernes.

La matière
et le mouvement.
La question de la coexistence éternelle de la matière et du mouvement a soulevé trop de discussions pour que je ne me considère pas comme obligé de lui donner ici la place qui lui convient. Frappés de ce fait que les corps dont nous sommes entourés ne se mettent jamais en mouvement d’eux-mêmes, spontanément comme disent les philosophes, les mécaniciens et les physiciens ont été presque irrésistiblement conduits à considérer la matière comme naturellement immobile et ils ont fait de l’inertie l’une de ses propriétés les plus essentielles, voulant dire par là qu’elle avait été primitivement mise en mouvement par un agent d’impulsion extérieur à elle, de même que la pierre qui roule a été mise en mouvement par le choc d’un corps extérieur.

Malgré son apparence de rectitude, cette hypothèse me paraît tout à fait inadmissible. Quel motif avons-nous, en effet, de supposer que la matière a jamais été inerte, alors que nous la constatons dans un état de mouvement incessant et indestructible ? Quel motif avons-nous de supposer l’existence d’un agent impulseur, extérieur à la matière, alors que les propriétés manifestées par cette dernière nous suffisent pour expliquer tous les phénomènes dont nous constatons en elle la production ?