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Propriétés de la matière vivante et de la matière non vivante. En premier lieu, la monère se nourrit, c’est-à-dire qu’elle introduit dans sa masse des matières prises en dehors d’elle-même.

On a voulu trouver dans l’accomplissement de cette fonction une différence fondamentale entre les corps organisés et les corps inorganiques, entre les corps vivants et les corps non vivants. On a admis que les premiers s’accroissent par intussusception et les seconds par juxtaposition. En d’autres termes, on suppose que les uns s’accroissent par l’introduction, entre les atomes qui les constituent, des substances destinées à servir à l’accroissement de leur masse, et l’on a dit qu’ils se nourrissent, tandis que les autres s’accroîtraient uniquement par le dépôt de molécules nouvelles à leur surface.

Si, à l’exemple des défenseurs de cette opinion, nous considérons deux corps aussi différents que possible, d’une part, un cristal de sel marin, de l’autre une monère, elle nous paraîtra fort plausible. Nous ne pouvons nier, en effet, que l’accroissement du cristal de sel marin s’effectue par juxtaposition, tandis que celui de la monère a lieu par intussusception. Mais il n’existe pas dans le monde que des corps solides et cristallisés, et si, au lieu de prendre pour exemple des corps inorganiques un cristal de sel marin, nous prenons une goutte d’eau distillée, nous verrons s’amoindrir beaucoup la différence indiquée plus haut. Plaçons cette goutte d’eau dans un milieu où elle puisse absorber une substance semblable à elle-même, dans une cloche remplie de vapeur d’eau, par exemple, sa taille augmente rapidement, et cette augmentation de volume ne s’opère pas comme celle du cristal, par juxtaposition, mais bien par intussusception véritable, c’est-à-dire par pénétration des molécules nouvelles entre celles qui préexistaient dans la goutte d’eau.

On pourra nous objecter que cet accroissement diffère de celui de la monère en ce que la goutte d’eau distillée n’a absorbé que des molécules semblables à celles qui la constituent elle-même, tandis que la monère introduit dans la profondeur de sa masse des substances qui en diffèrent par leur nature chimique. Mais, afin que la démonstration soit complète, il suffit que nous modifiions un peu les conditions de notre expérience. Plaçons une goutte d’eau distillée en présence de vapeurs alcooliques, ou une goutte d’alcool en présence de vapeurs aqueuses et l’accroissement se fera à la fois par intussusception et à l’aide de matériaux dissemblables de ceux qui constituent le corps en voie d’accroissement ; nous ne verrons plus aucune différence entre l’accroissement de la monère et celui du corps inorganique. Si, au lieu de corps très simples comme l’eau et l’alcool, nous prenions des corps très complexes, nous arriverions à des phénomènes rappelant à tel point ceux de la nutrition des êtres vivants, qu’il ne serait bientôt plus possible d’établir de limites, au point de vue du mode d’accroissement, entre les corps vivants et les corps non vivants.