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Tandis que Mme Necker célèbre, à toutes les pages de ses Mémoires, les louanges du grand homme dont elle recueillera pieusement le dernier soupir, Guéneau de Montbéliard marque d’un couplet spirituel chacun de ses triomphes, et le jeune Buffon, voulant, comme le roi, dresser un monument à son père, érige, près de la tour superbe où fut écrite l’Histoire naturelle, une modeste colonne avec cette touchante inscription :

Excelsae turri, humilis columna
Parenti suo filius Buffon
(1785).

Buffon ne s’était montré que flatté de l’hommage de Louis XV ; il fut ému jusqu’aux larmes à la vue du monument plus humble, témoignage de l’amour qu’il avait su inspirer à son fils.

Près de soixante ans après la mort de Buffon, son ancien secrétaire, Humbert Bazile, écrivait, à la suite d’une visite à Montbard, une page touchante, que je veux transcrire ici comme la suprême expression des dévouements et des affections que sut inspirer Buffon à ceux qu’ils l’entouraient et au milieu desquels s’écoula sa longue et laborieuse vie[1].

« J’ai voulu revoir avant de mourir les beaux lieux vers lesquels se reporte constamment ma pensée ; j’ai voulu parcourir une fois encore ces jardins célèbres. Le 15 juin 1842, je me suis rendu à Montbard avec ma famille, et j’ai fait demander l’autorisation de visiter le château. Il est habité par Mme Betzy-Daubenton, veuve et héritière du malheureux fils de mon bienfaiteur… Les distributions sont les mêmes… Je me suis senti envahi par l’émotion en pénétrant dans l’aile autrefois habitée par le grand Buffon. Devant la porte de sa chambre, je me suis découvert et j’en ai franchi le seuil avec recueillement. Alors les souvenirs se pressèrent dans mon esprit ; je fermais les yeux et je crus voir apparaître l’hôte de cette opulente demeure ; il se promenait, suivant son habitude, les bras croisés derrière le dos, absorbé par sa méditation. Sur son front se peignaient des sentiments contraires : cette douce satisfaction de l’esprit qui a vaincu une difficulté, et la contrainte de la pensée impuissante à traduire ses conceptions audacieuses. Je retrouvais les meubles à leur place habituelle. La table de bois noir sur laquelle j’écrivais était encore près de la croisée. Entre les fenêtres, il y avait toujours la riche console avec un échantillon rare de marbre de Paros ; puis ce vaste lit à colonnes et à baldaquin avec ses tentures en gros de Naples à fleurs éclatantes ; ces fauteuils, ces glaces, ce bureau en marqueterie,

  1. Le fils de Buffon avait épousé en premières noces, à l’âge de vingt ans, Mlle Marguerite-Françoise de Bouvier de Cepoy, qui faisait partie, avec sa mère, de l’entourage le plus immédiat du duc d’Orléans et qui devint, si elle ne l’était pas déjà, la maîtresse du prince. En 1789, il y eut séparation ; en 1793, divorce. Le jeune comte de Buffon épousa alors, en secondes noces, Mlle Betzy-Daubenton. Il mourut sur l’échafaud de la Révolution quelques jours avant le 9 thermidor.