Page:Buffon - Œuvres complètes, éd. Lanessan, 1884, tome IV, Partie 2.djvu/289

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observera la nature de près, et plus on reconnaîtra qu’il se produit en petit beaucoup plus d’êtres de cette façon que de toute autre. On s’assurera de même que cette manière de génération est non seulement la plus fréquente et la plus générale, mais encore la plus ancienne, c’est-à-dire la première et la plus universelle ; car supposons, pour un instant, qu’il plût au souverain Être de supprimer la vie de tous les individus actuellement existants, que

    chée ; j’y regardais plusieurs fois dans la journée ; voyant qu’aucune ne paraissait de son goût, j’y substituai des feuilles d’arbres et d’arbrisseaux que cet insecte n’accueillit pas mieux. Je retirai toutes ces feuilles intactes, et je trouvai à chaque fois le petit animal monté au couvercle de la boîte, comme pour éviter la verdure que je lui avais présentée.

    » Le 9 au soir, sur les six heures, ma chenille était encore à jeun depuis onze heures du soir la veille, qu’elle était sortie de l’estomac ; je tentai alors de lui donner les mêmes aliments que ceux dont nous nous nourrissons ; je commençai par lui présenter le pain en rôtie avec le vin, l’eau et le sucre, tel que celui autour duquel on l’avait trouvée attachée, elle fuyait à toutes jambes : le pain sec, différentes espèces de laitage, différentes viandes crues, différents fruits, elle passait par-dessus sans s’en embarrasser et sans y toucher. Le bœuf et le veau cuits, un peu chauds, elle s’y arrêta, mais sans en manger. Voyant mes tentatives inutiles, je pensai que si l’insecte était élevé dans l’estomac, les aliments ne passaient dans ce viscère qu’après avoir été préparés par la mastication, et conséquemment étant empreints des sucs salivaires, qu’ils étaient de goût différent, et qu’il fallait lui offrir des aliments mâchés, comme plus analogues à sa nourriture ordinaire ; après plusieurs expériences de ce genre faites et répétées sans succès, je mâchai du bœuf et le lui présentai, l’insecte s’y attacha, l’assujettit avec ses pattes antérieures, et j’eus, avec beaucoup d’autres témoins, la satisfaction de le voir manger pendant deux minutes, après lesquelles il abandonna cet aliment et se remit à courir. Je lui en donnai de nouveau maintes et maintes fois sans succès. Je mâchai du veau, l’insecte affamé me donna à peine le temps de le lui présenter, il accourut à cet aliment, s’y attacha et ne cessa de manger pendant une demi-heure. Il était environ huit heures du soir ; et cette expérience se fit en présence de huit à dix personnes dans la maison de la malade, chez laquelle je l’avais reporté. Il est bon de faire observer que les viandes blanches faisaient partie du régime que j’avais prescrit à cette demoiselle, et qu’elles étaient sa nourriture ordinaire ; aussi le poulet mâché s’est-il également trouvé du goût de ma chenille.

    » Je l’ai nourrie de cette manière depuis le 8 juin jusqu’au 27, qu’elle périt par accident, quelqu’un l’ayant laissée tomber par terre, à mon grand regret ; j’aurais été fort curieux de savoir si cette chenille se serait métamorphosée, et comment ; malgré mes soins et mon attention à la nourrir selon son goût, loin de profiter pendant les dix-neuf jours que je l’ai conservée, elle a dépéri de deux lignes en longueur et d’une demi-ligne en largeur : je la conserve dans l’esprit-de-vin.

    » Depuis le 17 juin jusqu’au 22, elle fut paresseuse, languissante, ce n’était qu’en la réchauffant avec mon haleine que je la faisais remuer ; elle ne faisait que deux ou trois petits repas dans la journée, quoique je lui présentasse de la nourriture bien plus souvent ; cette langueur me fit espérer de la voir changer de peau, mais inutilement ; vers le 22 sa vigueur et son appétit revinrent sans qu’elle eût quitté sa dépouille.

    » Plus de deux cents personnes de toutes conditions ont assisté à ses repas, qu’elle recommençait dix à douze fois le jour, pourvu qu’on lui donnât des mets selon son goût, et récemment mâchés ; car sitôt qu’elle avait abandonné un morceau elle n’y revenait plus. Tant qu’elle a vécu, j’ai continué tous les jours de mettre dans sa boîte différentes espèces de feuilles sans qu’elle en ait accueilli aucune…, et il est de fait incontestable que cet insecte ne s’est nourri que de viande depuis le 9 juin jusqu’au 27.

    » Je ne crois pas que jusqu’à présent les naturalistes aient remarqué que les chenilles ordinaires vivent de viande ; j’ai fait chercher et j’ai cherché moi-même des chenilles de toutes les espèces, je les ai fait jeûner plusieurs jours, et je n’en ai trouvé aucune qui ait pris goût à la viande crue, cuite ou mâchée…