Page:Buffon - Œuvres complètes, éd. Lanessan, 1884, tome IV, Partie 2.djvu/319

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ébranlement violent, est une douleur ; et comme les causes qui peuvent occasionner des commotions et des ébranlements violents, se trouvent plus rarement dans la nature que celles qui produisent des mouvements doux et des effets modérés ; que d’ailleurs les animaux, par l’exercice de leurs sens, acquièrent en peu de temps les habitudes non seulement d’éviter les rencontres offensantes et de s’éloigner des choses nuisibles, mais même de distinguer les objets qui leur conviennent et de s’en approcher ; il n’est pas douteux qu’ils n’aient beaucoup plus de sensations agréables que de sensations désagréables, et que la somme du plaisir ne soit plus grande que celle de la douleur.

Si dans l’animal le plaisir n’est autre chose que ce qui flatte les sens, et que dans le physique ce qui flatte les sens ne soit que ce qui convient à la nature ; si la douleur au contraire n’est que ce qui blesse les organes et ce qui répugne à la nature ; si, en un mot, le plaisir est le bien, et la douleur le mal physique, on ne peut guère douter que tout être sentant n’ait en général plus de plaisir que de douleur : car tout ce qui est convenable à sa nature, tout ce qui peut contribuer à sa conservation, tout ce qui soutient son existence est plaisir ; tout ce qui tend au contraire à sa destruction, tout ce qui peut déranger son organisation, tout ce qui change son état naturel, est douleur. Ce n’est donc que par le plaisir qu’un être sentant peut continuer d’exister ; et si la somme des sensations flatteuses, c’est-à-dire, des effets convenables à sa nature, ne surpassait pas celle des sensations douloureuses ou des effets qui lui sont contraires, privé de plaisir, il languirait d’abord faute de bien ; chargé de douleur, il périrait ensuite par l’abondance du mal[NdÉ 1].

Dans l’homme le plaisir et la douleur physiques ne font que la moindre partie de ses peines et de ses plaisirs ; son imagination qui travaille continuellement fait tout, ou plutôt ne fait rien que pour son malheur : car elle ne présente à l’âme que des fantômes vains ou des images exagérées, et la force à s’en occuper : plus agitée par ces illusions qu’elle ne le peut être par les objets réels, l’âme perd sa faculté de juger, et même son empire, elle ne compare que des chimères, elle ne veut plus qu’en second, et souvent elle veut l’impossible ; sa volonté, qu’elle ne détermine plus, lui devient donc à charge, ses désirs outrés sont des peines, et ses vaines espérances sont tout au plus de faux plaisirs qui disparaissent et s’évanouissent dès que le calme succède et que l’âme reprenant sa place vient à les juger.

Nous nous préparons donc des peines toutes les fois que nous cherchons des plaisirs ; nous sommes malheureux dès que nous désirons d’être plus heureux. Le bonheur est au dedans de nous-mêmes, il nous a été donné ; le malheur est au dehors et nous l’allons chercher. Pourquoi ne sommes-nous

  1. Buffon se montre ici disciple des doctrines morales d’Épicure, dont tout le système philosophique se reflète d’ailleurs dans son œuvre.