Page:Buffon - Œuvres complètes, éd. Lanessan, 1884, tome IV, Partie 2.djvu/320

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pas convaincus que la jouissance paisible de notre âme est notre seul et vrai bien, que nous ne pouvons l’augmenter sans risque de le perdre, que moins nous désirons et plus nous possédons, qu’enfin tout ce que nous voulons au delà de ce que la nature peut nous donner est peine, et que rien n’est plaisir que ce qu’elle nous offre ?

Or la nature nous a donné et nous offre encore à tout instant des plaisirs sans nombre ; elle a pourvu à nos besoins, elle nous a munis contre la douleur ; il y a dans le physique infiniment plus de bien que de mal : ce n’est donc pas la réalité, c’est la chimère qu’il faut craindre ; ce n’est ni la douleur du corps, ni les maladies, ni la mort, mais l’agitation de l’âme, les passions et l’ennui qui sont à redouter.

Les animaux n’ont qu’un moyen d’avoir du plaisir, c’est d’exercer leur sentiment pour satisfaire leur appétit ; nous avons cette même faculté, et nous avons de plus un autre moyen de plaisir, c’est d’exercer notre esprit, dont l’appétit est de savoir. Cette source de plaisirs serait la plus abondante et la plus pure si nos passions, en s’opposant à son cours, ne venaient à la troubler ; elles détournent l’âme de toute contemplation ; dès qu’elles ont pris le dessus, la raison est dans le silence, ou du moins elle n’élève plus qu’une voix faible et souvent importune, le dégoût de la vérité suit, le charme de l’illusion augmente, l’erreur se fortifie, nous entraîne et nous conduit au malheur : car quel malheur plus grand que de ne plus rien voir tel qu’il est, de ne plus rien juger que relativement à sa passion, de n’agir que par son ordre, de paraître en conséquence injuste ou ridicule aux autres, et d’être forcé de se mépriser soi-même lorsqu’on vient à s’examiner ?

Dans cet état d’illusion et de ténèbres, nous voudrions changer la nature même de notre âme ; elle ne nous a été donnée que pour connaître, nous ne voudrions l’employer qu’à sentir ; si nous pouvions étouffer en entier sa lumière, nous n’en regretterions pas la perte, nous envierions volontiers le sort des insensés : comme ce n’est plus que par intervalles que nous sommes raisonnables, et que ces intervalles de raison nous sont à charge et se passent en reproches secrets, nous voudrions les supprimer ; ainsi marchant toujours d’illusions en illusions, nous cherchons volontairement à nous perdre de vue pour arriver bientôt à ne nous plus connaître, et finir par nous oublier.

Une passion sans intervalles est démence ; et l’état de démence est pour l’âme un état de mort. De violentes passions avec des intervalles sont des accès de folie, des maladies de l’âme d’autant plus dangereuses qu’elles sont plus longues et plus fréquentes. La sagesse n’est que la somme des intervalles de santé que ces accès nous laissent ; cette somme n’est point celle de notre bonheur, car nous sentons alors que notre âme a été malade, nous blâmons nos passions, nous condamnons nos actions. La folie est le germe du malheur, et c’est la sagesse qui le développe ; la plupart de ceux qui se