Page:Buffon - Œuvres complètes, éd. Lanessan, 1884, tome IV, Partie 2.djvu/328

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sensations et qui ourdit la trame de nos existences par un fil continu d’idées. La mémoire consiste donc dans une succession d’idées, et suppose nécessairement la puissance qui les produit.

Mais pour ne laisser, s’il est possible, aucun doute sur ce point important, voyons qu’elle est l’espèce de souvenir que nous laissent nos sensations, lorsqu’elles n’ont point été accompagnées d’idées. La douleur et le plaisir sont de pures sensations, et les plus fortes de toutes, cependant lorsque nous voulons nous rappeler ce que nous avons senti dans les instants les plus vifs de plaisir ou de douleur, nous ne pouvons le faire que faiblement, confusément ; nous nous souvenons seulement que nous avons été flattés ou blessés, mais notre souvenir n’est pas distinct ; nous ne pouvons nous représenter ni l’espèce, ni le degré, ni la durée de ces sensations qui nous ont cependant si fortement ébranlés, et nous sommes d’autant moins capables de nous les représenter, qu’elles ont été moins répétées et plus rares. Une douleur, par exemple, que nous n’aurons éprouvée qu’une fois, qui n’aura duré que quelques instants, et qui sera différente des douleurs que nous éprouvons habituellement, sera nécessairement bientôt oubliée, quelque vive qu’elle ait été ; et quoique nous nous souvenions que dans cette circonstance nous avons ressenti une grande douleur, nous n’avons qu’une faible réminiscence de la sensation même, tandis que nous avons une mémoire nette des circonstances qui l’accompagnaient et du temps où elle nous est arrivée.

Pourquoi tout ce qui s’est passé dans notre enfance est-il presque entièrement oublié ? et pourquoi les vieillards ont-ils un souvenir plus présent de ce qui leur est arrivé dans le moyen âge que de ce qui leur arrive dans leur vieillesse ? y a-t-il une meilleure preuve que les sensations toutes seules ne suffisent pas pour produire la mémoire, et qu’elle n’existe en effet que dans la suite des idées que notre âme peut tirer de ces sensations ? car dans l’enfance les sensations sont aussi et peut-être plus vives et plus rapides que dans le moyen âge, et cependant elles ne laissent que peu ou point de traces, parce qu’à cet âge la puissance de réfléchir, qui seule peut former des idées, est dans une inaction presque totale, et que dans les moments où elle agit, elle ne compare que des superficies, elle ne combine que de petites choses pendant un petit temps, elle ne met rien en ordre, elle ne réduit rien en suite. Dans l’âge mûr, où la raison est entièrement développée, parce que la puissance de réfléchir est en entier exercice, nous tirons de nos sensations tout le fruit qu’elles peuvent produire, et nous nous formons plusieurs ordres d’idées et plusieurs chaînes de pensées dont chacune fait une trace durable, sur laquelle nous repassons si souvent qu’elle devient profonde, ineffaçable, et que plusieurs années après, dans le temps de notre vieillesse, ces mêmes idées se présentent avec plus de force que celles que nous pouvons tirer immédiatement des sensations actuelles, parce qu’alors ces sensations sont faibles, lentes, émoussées, et qu’à cet âge l’âme même participe