Page:Buffon - Œuvres complètes, éd. Lanessan, 1884, tome IV, Partie 2.djvu/329

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à la langueur du corps. Dans l’enfance, le temps présent est tout, dans l’âge mûr ont jouit également du passé, du présent et de l’avenir, et dans la vieillesse on sent peu le présent, on détourne les yeux de l’avenir, et on ne vit que dans le passé. Ces différences ne dépendent-elles pas entièrement de l’ordonnance que notre âme a faite de nos sensations, et ne sont-elles pas relatives au plus ou moins de facilité que nous avons dans ces différents âges à former, à acquérir et à conserver des idées ? L’enfant qui jase et le vieillard qui radote n’ont ni l’un ni l’autre le ton de la raison, parce qu’ils manquent également d’idées ; le premier ne peut encore en former, et le second n’en forme plus.

Un imbécile, dont les sens et les organes corporels nous paraissent sains et bien disposés, a comme nous des sensations de toute espèce ; il les aura aussi dans le même ordre, s’il vit en société et qu’on l’oblige à faire ce que font les autres hommes ; cependant, comme ces sensations ne lui font point naître d’idées, qu’il n’y a point de correspondance entre son âme et son corps, et qu’il ne peut réfléchir sur rien, il est en conséquence privé de la mémoire et de la connaissance de soi-même. Cet homme ne diffère en rien de l’animal quant aux facultés extérieures, car, quoiqu’il ait une âme, et que par conséquent il possède en lui le principe de la raison, comme ce principe demeure dans l’inaction et qu’il ne reçoit rien des organes corporels avec lesquels il n’a aucune correspondance, il ne peut influer sur les actions de cet homme, qui dès lors ne peut agir que comme un animal uniquement déterminé par ses sensations et par le sentiment de son existence actuelle et de ses besoins présents. Ainsi l’homme imbécile et l’animal sont des êtres dont les résultats et les opérations sont les mêmes à tous égards, parce que l’un n’a point d’âme et que l’autre ne s’en sert point ; tous deux manquent de la puissance de réfléchir, et n’ont par conséquent ni entendement, ni esprit, ni mémoire, mais tous deux ont des sensations, du sentiment et du mouvement.

Cependant, me répétera-t-on toujours, l’homme imbécile et l’animal n’agissent-ils pas souvent comme s’ils étaient déterminés par la connaissance des choses passées ? ne reconnaissent-ils pas les personnes avec lesquelles ils ont vécu, les lieux qu’ils ont habités, etc. ? ces actions ne supposent-elles pas nécessairement la mémoire ? et cela ne prouverait-il pas, au contraire, qu’elle n’émane point de la puissance de réfléchir ?

Si l’on a donné quelque attention à ce que je viens de dire, on aura déjà senti que je distingue deux espèces de mémoires infiniment différentes l’une de l’autre par leur cause, et qui peuvent cependant se ressembler en quelque sorte par leurs effets ; la première est la trace de nos idées, et la seconde, que j’appellerais volontiers réminiscence plutôt que mémoire, n’est que le renouvellement de nos sensations, ou plutôt des ébranlements qui les ont causées ; la première émane de l’âme, et, comme je l’ai prouvé, elle est pour