Page:Buffon - Œuvres complètes, éd. Lanessan, 1884, tome IV, Partie 2.djvu/335

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cation, c’est par la communication des pensées d’autrui que l’enfant en acquiert et devient lui-même pensant et raisonnable, et sans cette communication il ne serait que stupide ou fantasque, selon le degré d’inaction ou d’activité de son sens intérieur matériel.

Considérons un enfant lorsqu’il est en liberté et loin de l’œil de ses maîtres : nous pouvons juger de ce qui se passe au dedans de lui par le résultat de ses actions extérieures ; il ne pense ni ne réfléchit à rien, il suit indifféremment toutes les routes du plaisir, il obéit à toutes les impressions des objets extérieurs, il s’agite sans raison, il s’amuse, comme les jeunes animaux, à courir, à exercer son corps, il va, vient et revient sans dessein, sans projet, il agit sans ordre et sans suite ; mais bientôt, rappelé par la voix de ceux qui lui ont appris à penser, il se compose, il dirige ses actions, et donne des preuves qu’il a conservé les pensées qu’on lui a communiquées. Le principe matériel domine donc dans l’enfance, et il continuerait de dominer et d’agir presque seul pendant toute la vie, si l’éducation ne venait à développer le principe spirituel et à mettre l’âme en exercice.

Il est aisé, en rentrant en soi-même, de reconnaître l’existence de ces deux principes : il y a des instants dans la vie, il y a même des heures, des jours, des saisons, où nous pouvons juger non seulement de la certitude de leur existence, mais aussi de leur contrariété d’action. Je veux parler de ces temps d’ennui, d’indolence, de dégoût, où nous ne pouvons nous déterminer à rien, où nous voulons ce que nous ne faisons pas, et faisons ce que nous ne voulons pas ; de cet état ou de cette maladie à laquelle on a donné le nom de vapeurs, état où se trouvent si souvent les hommes oisifs, et même les hommes qu’aucun travail ne commande. Si nous nous observons dans cet état, notre moi nous paraîtra divisé en deux personnes, dont la première, qui représente la faculté raisonnable, blâme ce que fait la seconde, mais n’est pas assez forte pour s’y opposer efficacement et la vaincre ; au contraire, cette dernière étant formée de toutes les illusions de nos sens et de notre imagination, elle contraint, elle enchaîne, et souvent elle accable la première et nous fait agir contre ce que nous pensons, ou nous force à l’inaction, quoique nous ayons la volonté d’agir.

Dans le temps où la faculté raisonnable domine, on s’occupe tranquillement de soi-même, de ses amis, de ses affaires ; mais on s’aperçoit encore, ne fût-ce que par des distractions involontaires, de la présence de l’autre principe. Lorsque celui-ci vient à dominer à son tour, on se livre ardemment à la dissipation, à ses goûts, à ses passions, et à peine réfléchit-on par instants sur les objets mêmes qui nous occupent et qui nous remplissent tout entiers. Dans ces deux états nous sommes heureux ; dans le premier nous commandons avec satisfaction, et dans le second nous obéissons encore avec plus de plaisir : comme il n’y a que l’un des deux principes qui soit alors en action, et qu’il agit sans opposition de la part de l’autre, nous ne sentons aucune