Page:Buffon - Œuvres complètes, éd. Lanessan, 1884, tome IV, Partie 2.djvu/342

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pour objet qu’un insipide amusement auquel l’âme n’a point de part. Ces habitudes puériles ne durent que par le désœuvrement, et n’ont de force que par le vide de la tête ; et le goût pour les magots et le culte des idoles, l’attachement en un mot aux choses inanimées n’est-il pas le dernier degré de la stupidité ? Cependant que de créateurs d’idoles et de magots dans ce monde ! que de gens adorent l’argile qu’ils ont pétrie ! Combien d’autres sont amoureux de la glèbe qu’ils ont remuée[NdÉ 1] !

Il s’en faut donc bien que tous les attachements viennent de l’âme, et que la faculté de pouvoir s’attacher suppose nécessairement la puissance de penser et de réfléchir, puisque c’est lorsqu’on pense et qu’on réfléchit le moins que naissent la plupart de nos attachements, que c’est encore faute de penser et de réfléchir qu’ils se confirment et se tournent en habitude, qu’il suffit que quelque chose flatte nos sens pour que nous l’aimions, et qu’enfin il ne faut que s’occuper souvent et longtemps d’un objet pour en faire une idole.

Mais l’amitié suppose cette puissance de réfléchir : c’est de tous les attachements le plus digne de l’homme et le seul qui ne le dégrade point. L’amitié n’émane que de la raison, l’impression des sens n’y fait rien, c’est l’âme de son ami qu’on aime, et pour aimer une âme il faut en avoir une, il faut en avoir fait usage, l’avoir connue, l’avoir comparée et trouvée de niveau à ce que l’on peut connaître de celle d’un autre : l’amitié suppose donc non seulement le principe de la connaissance, mais l’exercice actuel et réfléchi de ce principe.

Ainsi l’amitié n’appartient qu’à l’homme, et l’attachement peut appartenir aux animaux : le sentiment seul suffit pour qu’ils s’attachent aux gens qu’ils voient souvent, à ceux qui les soignent, qui les nourrissent, etc. ; le seul sentiment suffit encore pour qu’ils s’attachent aux objets dont ils sont forcés de s’occuper. L’attachement des mères pour leurs petits ne vient que de ce qu’elles ont été fort occupées à les porter, à les produire, à les débarrasser de leurs enveloppes, et qu’elles le sont encore à les allaiter ; et si dans les oiseaux les pères semblent avoir quelque attachement pour leurs petits et paraissent en prendre soin comme les mères, c’est qu’ils se sont occupés comme elles de la construction du nid, c’est qu’ils l’ont habité, c’est qu’ils y ont eu du plaisir avec leurs femelles, dont la chaleur dure encore longtemps après avoir été fécondées, au lieu que dans les autres espèces d’animaux où la saison des amours est fort courte, où, passé cette saison, rien n’attache plus les mâles à leurs femelles, où il n’y a point de nid, point d’ouvrage à faire en commun, les pères ne sont pères que comme on l’était à Sparte, ils n’ont aucun souci de leur postérité.

L’orgueil et l’ambition des animaux tiennent à leur courage naturel, c’est-

  1. Faut-il voir dans cette phrase la clef de toutes les contradictions contenues dans ce très remarquable chapitre ? Est-ce bien à toutes « les idoles » que Buffon lance ses sarcasmes ?