Page:Buffon - Œuvres complètes, éd. Lanessan, 1884, tome IV, Partie 2.djvu/360

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des différences marquées entre les hommes qui en occupent les hauteurs et ceux qui demeurent dans les lieux bas ; les habitants de la montagne sont toujours mieux faits, plus vifs et plus beaux que ceux de la vallée ; à plus forte raison dans des climats éloignés du climat primitif, dans des climats où les herbes, les fruits, les grains et la chair des animaux sont de qualité et même de substance différentes, les hommes qui s’en nourrissent doivent devenir différents. Ces impressions ne se font pas subitement ni même dans l’espace de quelques années ; il faut du temps pour que l’homme reçoive la teinture du ciel, il en faut encore plus pour que la terre lui transmette ses qualités ; et il a fallu des siècles joints à un usage toujours constant des mêmes nourritures pour influer sur la forme des traits, sur la grandeur du corps, sur la substance des cheveux, et produire ces altérations intérieures, qui, s’étant ensuite perpétuées par la génération, sont devenues les caractères généraux et constants auxquels on reconnaît les races et même les nations différentes qui composent le genre humain[NdÉ 1].

Dans les animaux, ces effets sont plus prompts et plus grands : parce qu’ils tiennent à la terre de bien plus près que l’homme ; parce que leur nourriture étant plus uniforme, plus constamment la même, et n’étant nullement préparée, la qualité en est plus décidée et l’influence plus forte ; parce que d’ailleurs les animaux ne pouvant ni se vêtir, ni s’abriter, ni faire usage de l’élément du feu pour se réchauffer, ils demeurent nuement exposés, et pleinement livrés à l’action de l’air et à toutes les intempéries du climat ; et c’est par cette raison que chacun d’eux a, suivant sa nature, choisi sa zone et sa contrée ; c’est par la même raison qu’ils y sont retenus, et qu’au lieu de s’étendre ou de se disperser comme l’homme, ils demeurent pour la plupart concentrés dans les lieux qui leur conviennent le mieux. Et lorsque, par des révolutions sur le globe ou par la force de l’homme, ils ont été contraints d’abandonner leur terre natale, qu’ils ont été chassés ou relégués dans des climats éloignés, leur nature a subi des altérations si grandes et si profondes qu’elle n’est pas reconnaissable à la première vue, et que pour la juger il faut avoir recours à l’inspection la plus attentive, et même aux expériences et à l’analogie. Si l’on ajoute à ces causes naturelles d’altération dans les animaux libres celle de l’empire de l’homme sur ceux qu’il a réduits en servitude, on sera surpris de voir jusqu’à quel point la tyrannie peut dégrader, défigurer la nature ; on trouvera sur tous les animaux esclaves les stigmates de leur captivité et l’empreinte de leurs fers ; on verra que ces plaies sont d’autant plus grandes, d’autant plus incu-

  1. Ces observations et celles qui suivent sont de la plus grande justesse. Tout le chapitre de la Dégénération des animaux constitue, d’ailleurs, une des œuvres les plus remarquables de Buffon. Il faut seulement avoir soin de ne pas perdre de vue ce qu’il entend par dégénération. Sous sa plume, ce terme est synonyme de celui de « transformation », dont on fait usage aujourd’hui, tandis que l’on réserve le mot « dégénération » pour indiquer les transformations destinées à faire rétrograder l’animal ou le végétal.