Page:Buffon - Œuvres complètes, éd. Lanessan, 1884, tome IV, Partie 2.djvu/423

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moments de besoin et d’ennui : il avait même peu de douceur et de docilité avec les personnes qu’il connaissait le mieux, et peut-être que, s’il eût vécu en pleine liberté, il fût devenu un vrai loup par les mœurs. Il n’était familier qu’avec ceux qui lui fournissaient de la nourriture. Lorsque la faim le pressait, et que l’homme qui en avait soin lui donnait de quoi le satisfaire, il semblait lui témoigner de la reconnaissance en se dressant contre lui et lui léchant le visage et les mains. Ce qui prouve que c’est le besoin qui le rendait souple et caressant, c’est que dans d’autres occasions il cherchait à mordre la main qui le flattait. Il n’était donc sensible aux caresses que par un grossier intérêt, et il était fort jaloux de celles que l’on faisait à sa femelle et à ses petits, pour lesquels il n’avait nul attachement. Il les traitait même plus souvent en ennemi qu’en ami, et ne les ménageait guère plus que des animaux qui lui auraient été étrangers, surtout lorsqu’il s’agissait de partager la nourriture. On fut obligé de la lui donner séparément et de l’attacher pendant le repas des autres, car il était si vorace qu’il ne se contentait pas de sa portion, mais se jetait sur les autres pour les priver de la leur. Lorsqu’il voyait approcher un inconnu, il s’irritait et se mettait en furie, surtout s’il était mal vêtu ; il aboyait, il hurlait, grattait la terre et s’élançait enfin sans qu’on pût l’apaiser, et sa colère durait jusqu’à ce que l’objet qui l’excitait se retirât et disparût.

Tel a été son naturel pendant les six premières semaines qu’il fut, pour ainsi dire, en prison ; mais, après qu’on l’eut mis en liberté, il parut moins farouche et moins méchant. Il jouait avec sa femelle et semblait craindre, le premier jour, de ne pouvoir assez profiter de sa liberté, car il ne cessait de courir, de sauter et d’exciter sa famille à en faire autant. Il devint aussi plus doux à l’égard des étrangers ; il ne s’élançait pas contre eux avec autant de fureur, et se contentait de gronder ; son poil se hérissait à leur aspect, comme il arrive à presque tous les chiens domestiques lorsqu’ils voient des gens qu’ils ne connaissent pas approcher de leur maître ou même de son habitation. Il trouvait tant de plaisir à être libre, qu’on avait de la peine à le reprendre le soir pour l’emmener coucher. Lorsqu’il voyait venir son gouverneur avec sa chaîne, il se défiait, s’enfuyait, et on ne parvenait à le joindre qu’après l’avoir trompé par quelques ruses ; et aussitôt qu’il était rentré dans son écurie, il faisait retentir ses ennuis par un hurlement presque continuel qui ne finissait qu’au bout de quelques heures.

Ce mâle et sa femelle étaient âgés de trois ans et deux mois en août 1776, temps auquel je les ai décrits ; ainsi ils étaient parfaitement adultes. Le mâle était à peu près de la taille d’un fort mâtin, et il avait même le corps plus épais en tout sens ; cependant il n’était pas à beaucoup près aussi grand qu’un vieux loup ; il n’avait que trois pieds de longueur depuis le bout du museau jusqu’à l’origine de la queue, et environ vingt-deux pouces de hauteur depuis l’épaule jusqu’à l’extrémité des pieds, tandis que le loup a