Page:Buffon - Œuvres complètes, éd. Lanessan, 1884, tome IV, Partie 2.djvu/483

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de cette rivière à la Louisiane, conviennent tous qu’on pourrait souvent faire cent et deux cents lieues dans la profondeur des terres sans rencontrer une seule famille de sauvages : tous ces témoignages indiquent assez jusqu’à quel point la nature est déserte dans les contrées même de ce nouveau continent, où la température est la plus agréable ; mais, ce qu’ils nous apprennent de plus particulier et de plus utile pour notre objet, c’est à nous défier du témoignage postérieur des descripteurs de cabinets ou des nomenclateurs, qui peuplent ce nouveau monde d’animaux, lesquels ne se trouvent que dans l’ancien, et qui en désignent d’autres comme originaires de certaines contrées, où cependant jamais ils n’ont existé. Par exemple, il est clair et certain qu’il n’y avait originairement dans l’île Saint-Domingue aucun animal quadrupède plus fort qu’un lapin ; il est encore certain que, quand il y en aurait eu, les chiens européens, devenus sauvages et méchants comme des loups, les auraient détruits : cependant on a appelé chat-tigre ou chat tigré[1] de Saint-Domingue le marac ou maracaia du Brésil, qui ne se trouve que dans la terre ferme du continent. On a dit que le lézard écailleux ou diable de Java se trouvait en Amérique, et que les Brésiliens[2] l’appelaient tatoë, tandis qu’il ne se trouve qu’aux Indes orientales ; on a prétendu que la civette[3], qui est un animal des parties méridionales de l’ancien continent, se trouvait aussi dans le nouveau, et surtout à la Nouvelle-Espagne, sans faire attention que les civettes étaient des animaux utiles, et qu’on éleva en plusieurs endroits de l’Afrique, du Levant et des Indes, comme des animaux domestiques, pour en recueillir le parfum, dont il se fait un grand commerce ; les Espagnols n’auraient pas manqué d’en tirer le même avantage et de faire le même commerce, si la civette se fût en effet trouvée dans la Nouvelle-Espagne.

De la même manière que les nomenclateurs ont quelquefois peuplé mal à propos le nouveau monde d’animaux qui ne se trouvent que dans l’ancien continent, ils ont aussi transporté dans celui-ci ceux de l’autre ; ils ont mis des philandres aux Indes orientales, d’autres à Amboine[4], des paresseux à Ceylan[5], et cependant les philandres et les paresseux sont des animaux d’Amérique si remarquables, l’un par l’espèce de sac qu’il a sous le ventre et dans lequel il porte ses petits, l’autre par l’excessive lenteur de sa démarche et de tous ses mouvements, qu’il ne serait pas possible, s’ils eussent existé aux Indes orientales, que les voyageurs n’en eussent fait mention. Seba s’appuie du témoignage de François Valentin, au sujet du philandre des Indes orientales ; mais cette autorité devient, pour ainsi dire, nulle, puisque ce

  1. Felis silvestris, Tigrinus en Hispagnola. Seba, vol. I, p. 77.
  2. Seba, vol. I, p. 88.
  3. Brisson, Règne animal, p. 258.
  4. Seba, vol. I, p. 61 et 64.
  5. Idem, ibidem, p. 54.