Page:Buffon - Œuvres complètes, éd. Lanessan, 1884, tome IV, Partie 2.djvu/62

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sations, le réel ne sera jamais produit par l’abstrait. Je réponds à Platon dans sa langue : « Le Créateur réalise tout ce qu’il conçoit, ses perceptions engendrent l’existence ; l’être créé n’aperçoit au contraire qu’en retranchant à la réalité, et le néant est la production de ses idées. »

Rabaissons-nous donc sans regret à une philosophie plus matérielle, et, en nous tenant dans la sphère où la nature semble nous avoir confinés, examinons les démarches téméraires et le vol rapide de ces esprits qui veulent en sortir. Toute cette philosophie pythagoricienne, purement intellectuelle, ne roule que sur deux principes, dont l’un est faux et l’autre précaire ; ces deux principes sont la puissance réelle des abstractions, et l’existence actuelle des causes finales. Prendre les nombres pour des êtres réels, dire que l’unité numérique est un individu général, qui non seulement représente en effet tous les individus, mais même qui peut leur communiquer l’existence, prétendre que cette unité numérique a de plus l’exercice actuel de la puissance d’engendrer réellement une autre unité numérique à peu près semblable à elle-même, constituer par là deux individus, deux côtés d’un triangle, qui ne peuvent avoir de lien et de perfection que par le troisième côté de ce triangle, par un troisième individu qu’ils engendrent nécessairement ; regarder les nombres, les lignes géométriques, les abstractions métaphysiques, comme des causes efficientes, réelles et physiques, en faire dépendre la formation des éléments, la génération des animaux et des plantes et tous les phénomènes de la nature, me paraît être le plus grand abus qu’on pût faire de la raison et le plus grand obstacle qu’on pût mettre à l’avancement de nos connaissances. D’ailleurs, quoi de plus faux que de pareilles suppositions ? J’accorderai, si l’on veut, au divin Platon et au presque divin Malebranche (car Platon l’eût regardé comme son simulacre en philosophie) que la matière n’existe pas réellement, que les objets extérieurs ne sont que des effigies idéales de la faculté créatrice, que nous voyons tout en Dieu : en peut-il résulter que nos idées soient du même ordre que celles du Créateur, qu’elles puissent en effet produire des existences ? Ne sommes-nous pas dépendants de nos sensations ? Que les objets qui les causent soient réels ou non, que cette cause de nos sensations existe au dehors ou au dedans de nous, que ce soit dans Dieu ou dans la matière que nous voyons tout, que nous importe ? en sommes-nous moins sûrs d’être affectés toujours de la même façon par de certaines causes, et toujours d’une autre façon par d’autres ? Les rapports de nos sensations n’ont-ils pas une suite, un ordre d’existence et un fondement de relation nécessaire entre eux ? C’est donc cela qui doit constituer les principes de nos connaissances, c’est là l’objet de notre philosophie, et tout ce qui ne se rapporte point à cet objet sensible est vain, inutile et faux dans l’application. La supposition d’une harmonie triangulaire peut-elle faire la substance des éléments ? la forme du feu est-elle, comme le dit Platon, un triangle aigu, et la lumière et la chaleur des propriétés de ce