Page:Buffon - Œuvres complètes, éd. Lanessan, 1884, tome IV, Partie 2.djvu/63

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triangle ? L’air et l’eau sont-ils des triangles rectangles et équilatéraux ? et la forme de l’élément terrestre est-elle un carré, parce qu’étant le moins parfait des quatre éléments, il s’éloigne du triangle autant qu’il est possible, sans cependant en perdre l’essence ? Le père et la mère n’engendrent-ils un enfant que pour terminer un triangle ? Ces idées platoniciennes, grandes au premier coup d’œil, ont deux aspects bien différents : dans la spéculation elles semblent partir de principes nobles et sublimes, dans l’application elles ne peuvent arriver qu’à des conséquences fausses et puériles.

Est-il bien difficile, en effet, de voir que nos idées ne viennent que par les sens[NdÉ 1], que les choses que nous regardons comme réelles et comme existantes sont celles dont nos sens nous ont toujours rendu le même témoignage dans toutes les occasions, que celles que nous prenons pour certaines sont celles qui arrivent et qui se présentent toujours de la même façon ; que cette façon dont elles se présentent ne dépend pas de nous, non plus que la forme sous laquelle elles se présentent ; que par conséquent nos idées, bien loin de pouvoir être les causes des choses, n’en sont que les effets, et des effets très particuliers, des effets d’autant moins semblables à la chose particulière, que nous les généralisons davantage ; qu’enfin nos abstractions mentales ne sont que des êtres négatifs, qui n’existent, même intellectuellement, que par le retranchement que nous faisons des qualités sensibles aux êtres réels ?

Dès lors, ne voit-on pas que les abstractions ne peuvent jamais devenir des principes ni d’existence ni de connaissances réelles, qu’au contraire ces connaissances ne peuvent venir que des résultats de nos sensations comparés, ordonnés et suivis, que ces résultats sont ce qu’on appelle l’expérience, source unique de toute science réelle, que l’emploi de tout autre principe est un abus, et que tout édifice bâti sur des idées abstraites est un temple élevé à l’erreur ?

Le faux porte en philosophie une signification bien plus étendue qu’en morale. Dans la morale, une chose est fausse uniquement parce qu’elle n’est pas de la façon dont on la représente ; le faux métaphysique consiste non seulement à n’être pas de la façon dont on le représente, mais même à ne pouvoir être d’une façon quelconque ; c’est dans cette espèce d’erreur du premier ordre que sont tombés les platoniciens, les sceptiques et les égoïstes, chacun selon les objets qu’ils ont considérés : aussi les fausses suppositions ont-elles obscurci la lumière naturelle de la vérité, offusqué la raison et retardé l’avancement de la philosophie.

Le second principe employé par Platon et par la plupart des spéculatifs que je viens de citer, principe même adopté du vulgaire et de quelques philosophes modernes, sont les causes finales : cependant, pour réduire ce principe à sa juste valeur, il ne faut qu’un moment de réflexion ; dire qu’il

  1. Proposition d’une très grande exactitude.