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CHRONIQUES

aux fines herbes, ni fricandeaux à l’oseille, ni sauterne. Mais cependant, à peine était-il débarqué, qu’il humait l’air comme un marsouin et se gonflait des odeurs du varech, comme s’il avait eu le vide dans les poumons.

À la soirée succéda la nuit, nuit de godaille, de boustifaille et autres amusements plus ou moins convulsifs. À quatre heures du matin, j’avais les cheveux roides sur l’os frontal, une dépression considérable de la nuque et la tête remplie de vapeurs semblables aux brouillards du nord-ouest ; il me semblait que la compagnie Allan[1] mettait à l’ancre dans mon occiput et chauffait à outrance pour un départ prochain. Dans ces moments-là, l’homme se sent sublime et a toujours envie d’escalader les nues. Pour moi, heureusement, je n’avais, pour gagner mon domicile, qu’à escalader des coteaux où déjà s’essayaient les timidités du soleil levant et les mille voix confuses de la nature qui s’éveille. C’était comme un bourdonnement insaisissable, un bruissement de notes inarticulées qui s’élevaient du milieu des bois et du sein de la terre ; une fraîcheur lumineuse était répandue comme une rosée dans l’atmosphère et l’herbe ; se soulevant au souffle du matin, elle rejetait ses perles humides comme une parure usée.

Depuis vingt minutes, je pataugeais dans les sentiers, à travers les foins, l’orge et les patates ; la terre oscillait sous mes pas et j’éprouvais un tangage désordonné qui me donnait des velléités océaniques. J’avais de la rosée jusqu’aux genoux, mais ma tête continuait de loger tous les fourneaux de la ligne Allan. Soudain,

  1. Compagnie de steamers océaniques qui porte le nom de son fondateur.