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CHRONIQUES

rester en place ; alors, on débarque la moitié des effets et l’on crie à leurs destinataires qu’ils auront le reste au retour.

Les citoyens des Éboulements gémissent et se lamentent, mais comment voulez-vous faire entendre une plainte au reste du monde, lorsqu’on n’a la malle que trois fois par semaine ?

Dire que je suis venu échouer sur ce morceau de terre et que j’ai à peine l’espérance d’en pouvoir sortir, avant d’avoir pris l’habitude des ascensions périlleuses ou des descentes précipitées dans les abîmes ! En effet, d’ici à Québec, ce ne sont que des côtes qui donnent le vertige ; on dirait que cette région a regimbé sous la main du Créateur. Pour prendre le bateau, il faut un héroïsme surhumain et se résigner parfois à attendre une journée entière sur le quai désert. Si la patience est la vertu des nations, elle éreinte les individus : à force d’en avoir, on finit par être enragé. J’ai vu ici une jeune femme dangereusement malade, obligée d’attendre le médecin dix-huit heures avant de pouvoir se faire soigner ; il était allé simplement à deux lieues d’ici, à l’Île aux Coudres.

À l’heure où j’écris ces quelques lignes, au moment même de commencer cet alinéa, les nouvelles électorales, déjà vieilles partout, m’arrivent en masse. C’est un flot d’incertitudes et d’invraisemblances grossi par l’imagination de chacun. Mais on écoute le tout avec avidité. Les blagues les plus colossales des journaux sont encore une pâture délicieuse pour nous, malheureux enchaînés au sommet de la terre ; et, de quelque côté qu’arrive une rumeur, elle est reçue comme une compatissante amie.