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CHRONIQUES

dû passer par Misère, Blagous, Petoche et Cucreux. Ces noms frémissent sous ma plume ; des deux premiers seulement j’ai découvert l’étymologie ; pour les autres, elle est introuvable.

Misère comprend un espace d’environ une lieue entre les Éboulements et la Baie Saint-Paul ; c’est une suite de terrains rocailleux, chétifs, allongés sur des hauteurs où l’aigle étend son vol et où l’homme crève de faim. Des chaumières misérables s’élèvent par-ci par-là, au milieu de champs étroits et courts qui laissent percer quelques rares épis entre les roches ; la malédiction semble semée à chaque pas sur cette terre ingrate et l’on dirait que l’homme y traîne le poids d’une expiation fatale. La nature, au loin splendide et grandiose, mêle une cruelle ironie à ce spectacle de l’indigence ; le cheval, cette noble conquête de l’homme, ne s’y voit qu’en passant, et le bœuf de labour seul, aux flancs creux et à l’œil hébété, aide péniblement le colon à tracer des sillons où la charrue pénètre en grinçant.

Blagous tire son nom du premier candidat conservateur qui y prodigua ses promesses et ses largesses trompeuses ; aussi, l’habitant de ce lieu porte-t-il l’extérieur d’une défiance insurmontable ; il croit voir un faiseur de contes dans chaque étranger qui passe ; son œil est oblique et son oreille difficile ; il écoute sournoisement et sans regarder, de peur de lire dans vos yeux le sourire de la duperie calculée. Pour entamer un pareil homme, il faut avoir toute la candeur d’un touriste, et, pour le faire parler, presque l’autorité d’un confesseur. Jamais on ne connaît son opinion et son vote est presque toujours une surprise. Aussi, les candidats ne font-ils que passer par Blagous