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CHRONIQUES


25 Août

« Une, deux, trois, ça y est ? Bon, envoyons fort, hourrah ! » et les trois baigneurs s’élançent, torse rejeté en arrière, poitrine bruyante, bras et jambes rayés de muscles. Mais il y avait trente pas à faire pour se jeter dans le fleuve ; le premier atteignit le rivage, le deuxième retourna, en frémissant, à moitié chemin ; « Brrr, brrr, qu’il fait froid ! » et vint se heurter sur le troisième qui était resté sur place, après avoir fait un saut.

C’est que l’eau est terriblement froide à Tadoussac. Il faut être intrépide ou amphibie pour s’y précipiter sans un serrement de cœur qui vous met la poitrine comme dans un étau ; on risque un pied dans l’onde amère et retentissante, puis l’on recule de trois pas en arrière, aux trois quarts crispé : l’homme a horreur de l’abîme comme la nature a horreur du vide. « Décidément ce sera pour demain, » dit le premier baigneur, chevrotant et retournant à la course remettre sa chemise et son pantalon. « Oui, oui, pour demain, répètent en chœur les deux autres : demain, il fera plus chaud ; regarde bien la place ; bon, c’est ici ; pas de crans, (ressac) sable fin, c’est le meilleur endroit, nous reviendrons. » Et le lendemain, c’est la même chose.

Le lendemain n’appartient pas à l’homme. Eh quoi ! le présent même le fuit, le présent qui lui échappe au moment même où il y pense ! J’écris cette ligne, et celle qui la précède est déjà engloutie dans le passé. C’est une terrible chose que de ne pouvoir pas arrêter