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CHRONIQUES

Ce pays n’a pas de passé, pas de coutumes établies ; il n’y a là, pour ainsi dire, pas de lien, pas de solidarité ; chacun y vit de sa vie propre, affermit, développe, élève et embellit son existence comme il l’entend. Les chaudes amitiés qui datent de l’enfance et qui remontent aux vieilles liaisons de famille, sont inconnues. C’est que les hommes, en petit nombre encore, y sont tous dispersés sur une étendue considérable ; pas de paroisses, pas de villages nulle part ; seulement, ça et là, des centres de commerce appelés villes, et qui ne ressemblent en rien à ce que nous sommes habitués à appeler de ce nom.

En parcourant les rivages de la Baie des Chaleurs, vous verrez paraître inopinément un clocher au milieu d’espaces vides, comme ces calvaires qui, dans notre pays, se dressent tout à coup sur les routes solitaires ; c’est la chapelle protestante ou catholique ; mais, autour d’elle, rien de ce rassemblement qui rappelle aussitôt l’idée du troupeau réuni sous la main du pasteur. Les habitations sont disséminées sur la grande route, parfois quelque peu rapprochées, assez suivies, le plus souvent clairsemées ; aucun endroit ne tire son nom d’un village ou du saint auquel il est consacré, mais d’une configuration de terrain, d’une petite rivière, d’un souvenir fortuit, d’un accident et même d’un hasard. On dirait que l’homme est arrivé sur cette terre comme une paille emportée par le vent, qu’il s’est arrêté tout à coup et a planté sa tente sans s’occuper de ce qui l’entourait, ni de son passé désormais perdu dans l’oubli.