Page:Buies - Chroniques, Tome 1, Humeurs et caprices, 1884.djvu/398

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

s’ébattent un instant parmi les épis, les herbes et les foins ; la lune arrive déjà, prête à disputer au soleil endormi l’empire du ciel qui nous attend dans une vie meilleure ; au loin, de longues clôtures, qui ont souvent besoin d’être réparées, s’étendent parallèlement jusqu’aux concessions, images et limites de la propriété. Ailleurs, à côté, ce sont les moutons qui arrivent, parfois courant, parfois broutant, mais toujours ensemble. Je ne sais si c’est par patriotisme, mais je me reconnais un amour particulier pour ces douces et innocentes bêtes qui ne se séparent jamais, qui ont un air ministériel à les confondre avec les majorités conservatrices, qui ne raisonnent pas, qui subissent tout ce que l’on veut avec une résignation que rien n’altère et qui bêlent absolument comme on vote pour le Pacifique.

Les bêlements de moutons ! quels accords bucoliques, quelle harmonie champêtre ! Ils se ressemblent tous, c’est ravissant ! Pas d’opposition, pas de discordance possible chez la race ovine. Quand un mouton saute, tous les autres sautent au risque de sauter les uns sur les autres ; et quand l’un bêle, c’est un concert universel et uniforme qui vous transporte en plein parlement provincial. Vous direz ce que vous voudrez, mais j’affirme qu’on ne peut voir un mouton à l’étranger sans ressentir une sombre nostalgie et sans voir accourir en foule comme dans un rêve tous les souvenirs des campagnes électorales.

Maintenant, il est presque nuit ; tout a changé de couleur et d’aspect ; les ombres de la terre s’entendent avec les grands voiles du ciel pour projeter à droite et à gauche toute espèce de formes bizarres, inaccou-