Page:Buies - Chroniques, Tome 1, Humeurs et caprices, 1884.djvu/410

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trahison organisée, savante, impitoyable. Rien ne saurait vous protéger ; les mouches passent à travers votre chapeau et entrent jusque dans vos bottes ; vous avez un moustiquaire ? Elles le dévorent ou le déchirent, et arrivent jusqu’à vous dans votre sommeil confiant. Le plus horrible, c’est qu’on aggrave soi-même et que l’on complète l’œuvre de ces odieuses bêtes : la démangeaison est irrésistible ; on se déchire après avoir été mordu, et l’on se met la plaie à vif, absolument comme celui qui, dans sa douleur aveugle, arrache le fer de sa blessure béante en arrachant avec lui des lambeaux de sa propre chair.

J’ai vu de pauvres vaches, la queue tout épilée, sèche et rude comme une queue de tortue à force de s’en être fouetté les flancs ; j’ai vu des chiens tellement éreintés, morfondus par leur lutte avec les moustiques que, pour aboyer aux voitures qui passaient, ils étaient obligés de s’appuyer sur les clôtures, et qu’à peine ouvraient-ils la gueule qu’une nuée de brûlots s’y engouffraient comme au lit d’un ravin se précipitent les sables ardents.

Partout où les animaux des champs se réunissent, on fait un grand feu, de même que lorsqu’il faut aller traire les vaches. Toute action extérieure est impossible ; on ne peut aller pêcher dans les lacs innombrables et poissonneux de cette région sans se voir, en deux ou trois minutes, les mains gonflées sous les piqûres de ces monstres atomiques que rien n’éloigne, que rien n’arrête. Ils sont surtout friands de sang étranger. Ô dieux de mes pères ! que j’en ai laissé de pâture artérielle dans les pompes de ces acharnés invisibles ! J’en tremble encore de colère et