Page:Buies - Chroniques, Tome 1, Humeurs et caprices, 1884.djvu/426

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trente sous, en argent pur, avec sa forme irréprochable, son éclat métallique, ils se regardèrent tous deux comme pour se demander à qui le prendrait. Cela leur faisait peur ; peut-être ça les brûlerait-il ? Qu’allaient-ils pouvoir faire de ce trésor, de ce trésor acquis en un clin-d’œil pour quelques truites prises en quelques minutes ? C’était là la conquête d’un empire ! ô innocence ! ô enfance des forêts ! Et dire qu’en naissant, nous citadins, nous sommes déjà insatiables, et que cela va toujours en augmentant, et que, malgré tout, il y aura toujours plus d’or que nous n’en pourrons avoir ! Que voulez-vous qu’on devienne avec un gouvernement comme ça ?

Je ne veux pas me plonger dans une mer de réflexions à propos d’un incident, d’autant plus qu’il y a tant à dire sur des choses capitales et que j’ai à peine commencé. Nous n’avons fait encore que cinq lieues dans la vallée du lac Saint-Jean. Nous n’allons pas vite, lecteurs ; c’est du reste l’allure nationale ; le Canadien ne se précipite pas. Quand on voyage sur une planche avec un ennemi de l’humanité, conduit par un vieux cheval qui ne peut trouver d’avoine, en compagnie d’un philosophe indifférent aux mouvements de ce monde, on n’a aucune raison d’être fougueux. Au demeurant, je suis classique : « Hâte-toi lentement, » a dit Horace, conseil cher à ceux qui ne savent pas où ils vont, ni comment se tirer d’affaire.

Pour moi, je suis toujours en face de cette huche qui semble grandir avec le vide de mon estomac ; les