Page:Buies - Chroniques, Tome 1, Humeurs et caprices, 1884.djvu/425

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être indescriptible ; il souhaite et rejette, voilà toute sa vie. Ne venir au monde que pour accomplir deux fonctions, désirer et repousser, je ne trouve pas que le jeu en vaille la chandelle.

« Viens ci, boy, dis-je d’un ton bref à l’un des deux gamins, combien veux-tu vendre tes truites ? » Celui à qui je parlais regarda l’autre ; ils se consultèrent savamment du regard. — « Une piastre, » répondit-il, comme quelqu’un qui risque beaucoup et qui redoute d’avoir fait une gaucherie. Or, le boy avait tout au plus deux douzaines de truites ; son compagnon n’en avait pas la moitié. — « Une piastre ! repris-je en le regardant avec attention, si je t’offre dix centins, penses-tu que ça soit assez ? Tiens, je vais te donner trente sous. — Oh ! oui, trente sous ! s’écria le boy avec transport, oui, oui, monsieur, donnez-nous trente sous pour le tout. »

Et les deux gamins se mirent à danser chacun d’une patte en battant des mains. Trente sous ! c’était un rêve. Ils croyaient que cela faisait beaucoup plus qu’une piastre et n’avaient jamais pensé avoir le quart de tant d’argent. Une piastre, c’était quelque chose de féerique, d’absolument idéal, dont ils ne pouvaient jamais se faire aucune idée, qu’ils savaient de nom, mais sans en avoir jamais appris la valeur, tandis que « trente sous » était une somme appréciable, un terme humain, susceptible d’être compris, d’une vertu pratique, et, pour nos deux gamins, c’était la limite de la convoitise, le dernier terme de la fortune.

Dès qu’ils virent mon trente sous,[1] mon vrai

  1. On appelait encore un « trente sous, » à cette époque, la pièce de 25 centins, ou le quart d’un dollar.