Page:Buies - Chroniques, Tome 1, Humeurs et caprices, 1884.djvu/445

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

LE « TEETOTALISME »



De toutes les aberrations, voilà certainement la plus irritante. Qu’on soit maniaque tant qu’on veut, je n’y peux rien ; mais vouloir imposer sa manie à tout le monde, c’est un peu prétentieux, et je m’insurge.

Il y a, à l’heure même où j’écris, dans la bonne ville de Québec, (bonne est une manière de parler) un individu, du nom de Rine, qui prêche la tempérance à outrance, une tempérance forcenée, furieuse, qui oblige tous les hommes à ne boire que de l’eau froide, comme si Noé, le sauveur de l’humanité, n’avait pas, depuis quatre mille ans, protesté contre cette bêtise impie, contre cette ingratitude envers les présents du Créateur. Il paraît que ce M. Rine a tellement bu jadis qu’il a réussi à être écœuré de la boisson et qu’il s’en venge sur le reste des humains. Ainsi, voilà un monsieur qui veut absolument me faire jeûner, moi, parce qu’il n’est pas capable de manger, lui, sans se donner des indigestions ! Et cela se prêche, et le « teetotalisme » devient une doctrine, et l’on voit de formidables croisades organisées sur tout le continent pour faire rentrer sous terre le seigle et la vigne. On en est envahi ; pas une ville n’y échappe, et ce n’est pas du teetotalisme seulement qu’on devient la proie, mais encore de toutes ses conséquences, qui semblent être l’abstinence sous toutes les formes, la privation volontaire ou forcée