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CHRONIQUES

À cette vue, Willy faillit tomber à la renverse ; il respira comme si l’air du monde entier lui entrait dans les poumons, son visage s’évanouit, il tendit les bras, saisit sa femme et, avec une ardeur de vingt ans, l’embrassa pour tous les œufs que sa poule avait pondus.

Une heure après, nous étions tous étendus sur le plancher, avec nos paletots pour matelas, et, pour oreillers, nos bras arrondis sous nos têtes. Quant aux jambes, elle se mettaient où elles pouvaient ; pour moi, j’en avais une sur le ventre de Willy qui ne résonnait plus ; le géant était inerte, étendu comme une baleine échouée sur le rivage : sa femme ronflait, la bouche tournée à l’envers et grimaçant au plafond. Les maringuoins bourdonnaient et faisaient rage à nos oreilles ; M. Fennall se roulait et se tordait sur lui-même en désespéré pour échapper aux mille petits dards qui le déchiraient. Pour moi, je n’étais qu’une plaie saignante et, de mes deux mains, je me labourais le corps avec fureur. Oh ! que j’en avais assez de la belle nature au soin de laquelle je voulais, la veille même, passer ma vie entière !  !…

Enfin l’aurore, longtemps appelée, commença d’ouvrir à l’horizon sa tremblante paupière et à jeter quelques pâles lueurs qui, petit à petit, montaient dans le ciel. Il était près de quatre heures lorsque je mis le nez dehors, mon nez gonflé de la morsure de cent maringouins. La forêt s’emplissait déjà du concert matinal des oiseaux ; l’herbe se courbait en ruisselant sous une rosée de perles ; une fraîcheur parfumée s’échappait des bois de sapin où la grive secouait ses ailes alourdies par le sommeil. Plus loin, l’alouette rasait le lac de son aile aigüe, pendant que le petit oiseau-mouche,