Page:Buies - Chroniques, Tome 1, Humeurs et caprices, 1884.djvu/62

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unes des autres jusqu’à ce qu’elles se plongent dans l’immensité. Derrière l’une d’elles, hérissée comme un géant en fureur, entremêlée de pics nus et désolés comme si la foudre y avait promené ses ravages, se trouve un lac que deux hommes seuls ont visité. L’un de ces hommes, vieillard octogénaire, me raconta le voyage qu’il y avait fait il y a trente ans.

« Dans ce temps-là, me dit-il, les townships[1] n’étaient pas encore établis ; il n’y avait que les montagnes, la forêt et la nuit à deux milles des paroisses. Il me prit envie d’aller faire la pêche dans les lacs que je découvrirais à l’intérieur. Arrivé au bas de la montagne dont je vous parle, j’hésitai ; elle me faisait peur. Roide, sillonnée de précipices, chargée lourdement jusqu’à son sommet d’énormes rochers qui se penchaient comme pour m’engloutir, elle me causa un tel saisissement que je restai plusieurs heures à la contempler, oubliant ce que j’étais venu faire, et le temps qui s’écoulait, et les ombres qui commençaient à s’épaissir tout autour de moi.

Enfin je me décidai à la gravir, et, m’attachant aux ronces, aux branchages, aux saillies des rocs, j’avançai haletant, lorsque tout à coup j’aperçus une crevasse large d’environ un pied, perpendiculaire, profonde comme la montagne même : j’en suivis les bords, et à mesure que j’avançais, la crevasse s’élargissait et je voyais plus clairement dans son gouffre. J’arrivai à un point où elle avait six pieds de largeur ; je pus voir jusqu’à une profondeur de quarante pieds environ ; plus bas c’était l’abîme, les ténèbres. Le vertige faisait tourner ma tête et me sollicitait à me jeter dans ce

  1. Cantons.