Page:Buies - Chroniques, Tome 1, Humeurs et caprices, 1884.djvu/7

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infériorité et paralysé en eux l’orgueil nécessaire à l’audace. Il fallait briser ces vaines entraves, avoir au moins la force d’essayer et le courage d’échouer même, s’il était nécessaire, livrer enfin le premier assaut au préjugé funeste qui n’a d’autre cause que notre état de dépendance et une éducation si inférieure, si pitoyable, qu’elle nous rendait inhabiles à penser et impropres à aborder quelque partie que ce fût du domaine des lettres, des sciences ou de la critique. Laisser l’obstacle constamment dressé devant nous ne pouvait être notre destinée, et la question se présentait, ou de le renverser après une succession de tentatives, ou de rester à tout jamais dans une infériorité indigne de notre race.

J’entrai résolument dans le chemin dont on me signalait les embûches et les périls avec une complaisance attentive, et je crois en vérité qu’on était peut-être un peu moins effrayé que désagréablement surpris de ce que je bravais des craintes aussi légitimes, aussi invétérées, aussi bien entrées dans les mœurs et comme dans la nature de chacun. Mais un secret instinct m’avertissait que le public avait été méjugé et que si le nombre des lecteurs paraissait si restreint, c’était bien plus la faute des écrivains, ou de ceux qui en prenaient le nom, que celle des lecteurs mêmes. Combien n’est-ce pas changé depuis ! Les écrivains ont repris une telle confiance en leur mérite que c’est eux maintenant qui se croient en nombre trop restreint pour le public, et ils foisonnent, ils foisonnent, ils foisonnent ! Il n’en tient qu’à eux en vérité qu’ils ne dépassent bientôt le nombre de ceux qui les lisent et les admirent ; c’est au point qu’une demi-douzaine des vingt immortels, qui doivent à leur obscurité de faire partie de l’Institut Royal Canadien, vont se mettre eux-mêmes à écrire. Tel est en grande partie le fruit d’une haute et intelligente protection, des droits énormes dont sont frappés les livres étrangers, droits éclairés qui équivalent à une véritable prohibition en faveur de la production nationale. Mais déjà nous avons dépassé le but, tant est fécond le cerveau de nos auteurs ! Nous avons produit outre mesure ; le marché national ne suffit plus, et il va nous falloir trouver coûte que coûte des débouchés à l’extérieur. C’est là que la