Page:Buies - Chroniques, Tome 1, Humeurs et caprices, 1884.djvu/8

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gloire nous attend. Quel beau jour ne sera-ce pas, lorsque nous aurons forcé tous les peuples de l’Amérique à se nourrir de notre prose, et jusqu’aux Patagons eux-mêmes à nous comprendre !

Mais il n’en était pas ainsi en 1871, et c’est à peine si l’on pouvait écouler alors quelques centaines d’exemplaires d’un chef-d’œuvre, même dans les foyers indigènes les plus hospitaliers. Néanmoins, l’explique qui voudra, je fus accueilli par une véritable explosion de faveur de la part du public, dès que je parus devant lui, et la première édition des « Chroniques » s’évanouit comme un songe dans les transports de l’admiration générale. Dirai-je, avec la modestie inhérente aux auteurs, que j’étais loin de m’y attendre ? Non, je m’y attendais un peu, beaucoup, tant qu’on voudra ; et cependant, ce n’était pas là précisément ce que je cherchais. L’ambition du succès ne me vint que plus tard. J’écrivais pour écrire, par fantaisie, par inclination, par goût, pour ne pas me laisser rouiller tout à fait, et aussi beaucoup pour remplir, par ci par là, quelques heures d’une existence qui était à cette époque passablement désœuvrée. J’étais donc bien loin de songer que ces folâtres échappées de mon imagination seraient un jour rassemblées en volume et figureraient dans les rayons d’une bibliothèque quelconque.

Mais le sort, devant lequel je m’incline, en a voulu autrement. Grâce à lui, j’ai été élevé sur le pavois des auteurs. J’ai fait des livres ! J’ai fait des livres, et je ne suis pas encore membre de l’Institut Royal du Canada ! Pourtant, j’y avais tous les titres… moins un, hélas ! et on ne me l’a pas pardonné. C’est que j’avais fait autre chose que des livres, et que, pour être un immortel classé, breveté, siégeant dûment dans l’Olympe des Lettres, il faut n’avoir fait que cela ou n’avoir rien fait du tout. Que pouvais-je contre un destin aussi hostile ? Obligé de renoncer aux honneurs, je me suis jeté dans les bras de cette grande impudique qui s’appelle la popularité, et j’y reste, m’enivrant de plus en plus tous les jours de ses amours grossiers, mais sincères, et ne pouvant m’arracher aux