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VOYAGES.

Une fois seulement, — c’est après avoir quitté Omaha — je crus trouver une femme qui me ferait passer quelques heures sur les longues journées du voyage. Elle occupait la même section que moi dans le Pullman car ; elle avait un air plus distingué que les autres et, comme elle était seule en apparence, je m’approchai d’elle. Son accueil fut encourageant alors je crus devoir me faire connaître : ce fut là mon malheur. Je lui déclinai mes noms et qualités, je lui fis voir, pour dissiper toute crainte d’imposture, quelques lettres de recommandation et les entrefilets des journaux au sujet de mon départ du Canada. Juste ciel ! persécution obstinée du sort ! cette femme était un bas-bleu. Le bas-bleu, lecteur, c’est le hanneton, c’est le vésicatoire, c’est la mouche-à-miel de l’homme de lettres. Dès qu’elle vit que j’étais un écrivain, je fus perdu. La bas-bleu de l’Est, c’est déjà exaspérant, mais que dire du bas-bleu de l’Ouest ! Le vernis de lecture et de savantisme jeté sur cette couche raboteuse ! Que faire ? j’étais pincé : la résignation dans un cas pareil est sublime. Le bas-bleu est la seule femme qui ne se sauve pas de l’homme ; je jetai un regard désespéré de côté et d’autre ; je crus voir une assez jolie figure, mais celle-là évidemment se serait moquée de moi ; cependant j’aime mieux la femme qui me rit au nez que celle qui me fait suer à grosses gouttes dans l’impuissance de m’en défaire. Mais il était trop tard, et puisque le ciel était contre moi, je baissai la tête et reçus en frémissant ce nouvel outrage de la destinée.