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CHRONIQUES

fraîches harmonies de leurs ombres, sont presque tous pliés jusqu’à terre, incapables de se redresser sous l’averse froide qui multiplie et entasse les bandelettes de givre sur leurs branches. Ils courbent la tête sans lutte, sans frémissement, sans bruit, si ce n’est lorsque leur tronc, pénétré jusqu’au cœur, s’entrouvre violemment, et que d’innombrables rameaux s’en arrachent pour aller joncher le chemin de leurs débris.

Quel spectacle ! Le ravage, aussi magnifique que terrible, a fait de chaque arbre, tout le long de l’avenue, comme un groupement et un échafaudage de prismes étincelants où le jour pâle vient revêtir tout à coup des couleurs aussi vives que fantastiques. On dirait qu’une mer de feu passait comme un torrent, balayant, brisant, ployant tout dans sa course brûlante, et que, subitement, elle s’est trouvée glacée, figée dans le sein même des arbres qu’elle entraînait avec elle. — Les ormes, les trembles, les érables descendent leurs branches chargées, comme une draperie qu’aucune main ne retient et qui s’affaisse lentement. Ces branches, arrondies par leur propre poids, et qui ne s’arrêtent qu’en touchant le sol, donnent à chaque arbre l’aspect d’un grand saule pleureur gémissant avec éclat, baigné de torrents de larmes auxquels le soleil lui-même, impuissant à ranimer la nature, vient mêler de lumineux sanglots.

Seul, le haut et superbe peuplier reste droit, infléchissable ; ses rameaux, dressés vers le ciel, défient la chute des nues ; il ne plie ni ne casse ; à peine a-t-il de temps à autre un gémissement étouffé, quand tout autour de lui se brise, s’arrache et tombe avec fracas ; il ne donne aucune prise à la destruction, et il la regarde impassible, dans sa dédaigneuse inviolabilité ; le givre veut en vain se fixer à ses innombra-