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VOYAGES

Je contemplai longtemps cet ensemble de tant de souvenirs, qui m’apparaissait tout-à-coup avec une éloquence muette, plus vive que celle de la parole ; il me fallait faire un sacrifice parmi ces seuls compagnons de mon voyage qui ne m’avaient pas quitté, et dont quelques-uns me rappelaient des heures ineffaçables. Ma pauvre malle m’avait suivi partout, et j’allais la dépouiller afin de revenir sans elle ! Je pouvais faire un choix peut-être, mais je n’en eus pas le courage ; je la fis porter tout entière chez un marchand de vêtements d’occasion, et la débattis pas par pas, pouce par pouce, avant de pouvoir la livrer.

Elle me rapporta quarante dollars. C’était bien peu, mais cela représentait sept cent milles de chemin de fer ; cela me rapprochait de la patrie de près de deux cent cinquante lieues. Pour me retrouver avec les miens, pour entendre une parole amie, pour revoir les lieux où mon âme était restée tout entière et que la distance ne pouvait arracher au souvenir, j’aurais sacrifié les objets les plus chers, j’aurais vendu ma liberté, je me serais fait misérable et j’aurais accepté toutes les hontes.

À vingt ans on est chez soi partout. La patrie est un nom qu’on ne connait que par les livres ; l’avenir est si long devant soi ! et l’on brûle d’envie de voir, de connaître, de courir de par le monde. On se fait aisément de nouvelles habitudes ; le passé n’a pas de traces, les souvenirs n’ont pas eu le temps de prendre racine, d’envahir, de dominer le cœur qui a gardé toute son indépendance et toute