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VOYAGES

les premières atteintes de cet état affreux qui conduit vite aux plus terribles résolutions. Je passai toute cette journée dans un énervement indicible ; un fauve pris subitement au piège et renfermé dans une cage devait avoir mon regard et la même haine contre tous les hommes. Enfin, vers six heures, comme je sortais encore une fois de mon hôtel, je vis venir à moi le jeune commis de l’agence Bradlaugh ; il tenait à la main une dépêche lui enjoignant de payer cent dollars en or à la personne qui exhiberait un télégramme daté de Montréal, signé de tel nom et comportant la mention de pareille somme à lui être payée : « Enfin, m’écriai-je, me voilà sauvé ! » Et je faillis prendre le jeune homme dans mes bras et le soulever à trois pieds de terre. Il était ahuri ; les Yankees n’ont pas l’habitude de pareils transports, et ils sont plutôt disposés à s’en défier qu’à s’y laisser prendre. Mais il était difficile de ne pas croire à la sincérité des miens : « Venez demain au bureau, me dit-il, entre 10 et 11 heures, et j’aurai votre affaire. » Ces paroles étaient grandes comme le monde, et je ne voyais rien dans les temps modernes qui fût aussi éloquent.

Le temps que je passai jusqu’au lendemain n’a de nom dans aucune langue ; je me levai six fois pour épier l’aurore ; je bus un gallon d’eau à la glace, je fumai à outrance, je déjeunai comme Jupiter au milieu des déesses, et, à dix heures, j’arrivais comme un conquérant dans le bureau de l’agence Bradlaugh. Il n’y avait personne ; j’attendis, puis je sortis, puis je revins. Pendant deux heures, le bureau resta vide ; l’évêque d’Omaha venait de mourir deux jours auparavant