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VOYAGES.

liens, que tous les raisonnements, était donc de partir, d’aller aussi loin que possible, et je ne voyais rien de mieux à faire pour cela que de traverser le continent. Je n’avais pas d’illusions sur ce qui m’attendait si loin ; ce n’est pas à mon âge qu’on commence une vie d’aventures, qu’on peut espérer de se refaire une existence nouvelle où vienne se perdre le souvenir de ce qu’on a été ; l’inconnu ne sourit pas à ceux qui ont épuisé la vie sous toutes ses faces et pour qui toutes les déceptions imaginables n’ont plus rien d’inattendu ; mais je n’avais pas calculé les mécomptes, les déboires qui m’attendaient au passage ; et, les eussé-je calculés, que je serais parti de même ; j’en étais arrivé à ce point où l’on ne raisonne absolument plus, où la fatalité, en quelque sorte impatiente et pressée, devient irrésistible. Où ai-je pris la force d’aller jusqu’au bout ? comment ai-je pu poursuivre une idée pareille, lorsque tout m’en détournait, lorsque, sur le chemin même, le regret et le désenchantement, fondant avec violence sur mon âme, me criaient de retourner, de revenir à la patrie qui m’offrait de légitimes espérances et une carrière désormais assurée ?… c’est ce que je ne puis ni comprendre ni expliquer. La force n’était pas en moi, puisque j’ai eu toutes les défaillances, elle était dans une situation bien supérieure à ma volonté ; je n’ai pas suivi ma route, j’y ai été entraîné, bousculé, poussé, et chaque fois que j’ai voulu mettre un arrêt, chaque fois j’ai été emporté, comme si la conduite de ma vie ne m’appartenait plus ; vous allez en juger aisément.

Parti une première fois, je me suis rendu à Toronto, et le lendemain je revenais à Montréal. Un accablement tel,