Page:Buies - La lanterne, 1884.djvu/168

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
168

elle ne manque pas de cœur, elle manque de bienséance. Quand elle ne manque pas de bienséance, elle manque de tout le reste.

« Je suis allé à la messe de minuit, » me disait l’autre jour une charmante dame ; « quel monde il y avait ! je n’ai pu me placer nulle part.

— C’est dommage qu’il n’y ait pas de théâtre en ce temps-ci, lui répliquai-je, il y aurait eu bien moins de monde à l’église. »

En effet, s’il est une chose grossièrement évidente, une chose qui saute aux yeux brutalement, c’est que les deux tiers et demi des jeunes femmes ne vont à l’église que pour voir et être vues. C’est la seule distraction qu’elles aient dans notre ennuyeuse ville.

Aussi, n’est-ce pas étonnant qu’on ait multiplié pour elles les exercices pieux, les retraites, les confréries.. &..

Pour se rendre au lieu saint, là où l’on voit Jésus crucifié, agonisant, et recevant une éponge imbibée de fiel pour apaiser sa soif, le beau sexe, beau surtout à l’église, fait des toilettes ébouriffantes, entasse sur sa tête les plus gigantesques chignons et fait frissonner les longues nefs du frôlement des étincelantes robes de soie.

À la Havane, les jolies dames donnent leurs rendez-vous à l’église ; c’est là qu’elles jouent de l’éventail, cet intelligent messager des pensées du cœur.

Je n’en dirai pas autant des Canadiennes qui ne donnent pas de rendez-vous particuliers à l’église, mais qui semblent en donner à tout le monde.

C’est là en effet qu’on se rencontre, qu’on se regarde et qu’on dit invariablement à la sortie : « Quel beau sermon ! » exclamation immédiatement suivie de : « Avez-vous remarqué une telle ? comment trouvez-vous sa robe mauve ? quel élégant manteau ! il faudra que je m’en achète un semblable. »

Et voilà comment la religion, que les conservateurs mettent dans la politique, est mise par nos jolies dames dans les crinolines.

À Dieu ne plaise que je veuille changer cet état de choses ! Les temples catholiques n’étant plus des lieux saints, il convient qu’ils soient du moins des théâtres.

Le père Ronay, de New-York, est venu prêcher une retraite ces jours-ci à la cathédrale. Il a parlé de Dieu !

Cela a surpris tellement un des auditeurs qu’il est venu me dire : « Savez-vous que je n’en reviens pas ? Voilà un prédicateur qui a parlé de Dieu ; jusqu’à présent, je n’avais entendu les prêtres parler dans la chaire que d’eux-mêmes et de l’obéissance qui leur est due. »

Le père Ronay peut être certain qu’on ne le redemandera pas une seconde fois.