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— Il fait assez froid aujourd’hui, madame,

— Oui, monsieur, il fait pas mal froid,

— Hier, il faisait plus doux, madame,

— En effet, monsieur, il faisait plus doux hier,

— La température pourrait changer d’ici à demain,

— Oui, cela est possible, monsieur.

— Votre santé a toujours été bonne, madame ? (Ordinairement, on garde cette phrase pour les femmes dont l’embonpoint, au-dessus de tout éloge, en impose aux esprits les plus difficiles à satisfaire).

Oui, monsieur, merci, comme vous voyez.

Ce comme vous voyez serait de trop dans une autre circonstance ; mais le jour de l’an est spécialement réservé aux paroles qui ne signifient rien ou qui attirent l’attention sur ce qu’on ne peut pas s’empêcher de voir.

Après cette conversation, comme il ne vous reste plus rien à dire, absolument rien, vous prêtez l’oreille au premier coup de sonnette qui vous délivrera en annonçant un autre visiteur qui dira absolument les mêmes choses que vous.

Vous vous levez le premier de l’an, et votre première, votre unique pensée, est le nombre de corvées que cette journée vous impose.

Furieux, vous mettez votre beau pantalon, votre pardessus de cérémonie, et vous voilà sonnant à toutes les portes.

On vous reçoit, déjà las avant de vous avoir vu, et il ne vient à l’idée de personne de s’affranchir de tout ce bonheur qui mène au supplice.

Et ce qu’il y a de surprenant, c’est que ceux qui sont désespérés de vous recevoir, seraient très formalisés si vous n’alliez pas les voir.

Quant à moi, je suis un philosophe, et grâce à mon invincible dédain des formalités, des puérilités et des travers, grâce à ma haine de toutes les impositions, je suis resté chez moi, préférant un bon feu de grille à un froid polaire, malgré le plaisir que j’aurais eu à dire dans quatre-vingt maisons que j’arrivais gelé.

J’y ai gagné de ne pas avoir d’ampoules à la main et de ne pas recevoir les bons souhaits de ceux qui, pendant les 364 autres jours de l’année, me vouent à tous les diables, et qui en font autant le jour de l’an, malgré qu’ils m’eussent dit le contraire.

Les seules visites que j’aie reçues sont celles des porteurs de journaux qui, eux du moins, ne cachent pas qu’ils viennent uniquement chercher des étrennes.