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Page:Buies - La lanterne, 1884.djvu/230

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« Votre talent est philosophique et descriptif ; je reconnais en vous les qualités solides et l’étoffe d’un écrivain très distingué : vous appartenez à la famille des Châteaubriand, des Bernardin de Saint-Pierre, et non des Paul-Louis. Votre verve satirique ne provient pas du premier jet, elle est plus cherchée que naturelle.

« Rochefort, lui, a le jargon primesautier qui captive, parce qu’il jaillit spontanément ; il est un peu la personnification de cet espiègle qui aplatit les gens par quelques traits bien lancés.

« Mais vous n’avez rien en vous du gamin de Paris. Votre nature généreuse vous fait mépriser les prêtres et leurs jongleries, mais vous ne parviendrez jamais à devenir un pamphlétaire. Au reste, tant mieux, c’est un genre médiocre. Vous me paraissez fait, je le répète, pour la politique philosophique, pour le style descriptif ; vous êtes coloriste et artiste. Profitez de ces avantages, et poussez hardiment dans cette voie.

« L’homme est en résumé l’expression du pays qui l’a vu naître, et le résultat du milieu dans lequel il a vécu. Vous avez reçu le contact involontaire de gens mystiques, ce n’est pas là une école de pamphlétaire. Le moment venu, vous vous êtes irrité contre les esprits fourbes, dévots et bas ; mais vos emportements d’honnête homme, d’esprit élevé, ne ressemblent en rien aux épigrammes d’un satirique proprement dit.

« Vous savez trop admirer les splendeurs de la nature pour vous moquer pendant longtemps sans fatigue, sans ennui. Il faut en somme n’avoir pas grand cœur pour trouver chaque semaine une base sérieuse à des attaques : vous me direz que les calotins sont nombreux, et qu’on n’a pas grand’peine à démasquer leurs vices. Sans doute, mais ne craignez-vous pas de vous concentrer dans une querelle de petite ville, et d’amoindrir votre talent en vous préoccupant de Pierre et de Jacques ?

« Nous ne sommes pas faits pour le journalisme provincial. Étendons le cadre et cherchons à parler au grand public. Ne vaut-il pas mieux élever le niveau des gens intelligents que s’inquiéter de la méprisable cohorte des Jésuites ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

C’est vrai ; mais dans ce pays où le soleil brille en vain, pour élever le niveau des gens intelligents, il faut commencer par abattre ceux qui s’appliquent à baisser ce niveau.

Sous un ciel plus propice, j’aurais pu donner l’essor à mon admiration des grandes choses, à mon amour ardent des sciences et des lettres.

Mais on ne pardonne pas aux âmes de s’élever, là où tout est plat et servile.