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au chargé d’affaires du Créateur, que les néophytes sont empressés et que la quête est abondante, tout va bien. Mais un jour le doute, l’horrible doute, traverse les esprits, et le mot de prophète est prononcé. Les quêtes deviennent de moins en moins abondantes, et la maîtresse du logis s’en aigrit. Il y a dans l’air, comme aux approches de tous les renversements de trônes, quelque chose qui dit : « La farce est jouée. »

Le prophète, sentant le vide se faire autour de lui, commet des imprudences, et ses discours ne sont plus que de plates redites. Il voit un précipice ouvert sous ses pas, et, loin de l’éviter, il s’y jette au contraire, attiré par l’aimant furieux de la dégringolade. On ne le respecte guère plus, parce qu’on ne croit plus guère en lui, et lui-même, ayant perdu confiance, n’est plus en possession de sa propre dignité. Il lutte encore par respect humain, mais sans espoir de se maintenir dans son rôle désormais impossible. Enfin la sainte demoiselle lui donne le suprême croc-en-jambe.

— Vous n’êtes qu’un faux prophète.

— Un faux prophète, moi !

— Vous-même.

Mon Dieu, pardonnez-lui ! elle ne sait ce qu’elle dit.

— Des phrases, je connais ça. Ce n’est pas avec des mots qu’on fait bouillir la marmite et qu’on paye son terme.

— Et les quêtes, mademoiselle, les dernières quêtes ?

— Elles sont jolies, parlons-en ; quatorze sous, un centime blanchi et deux boutons de guêtre.

— Ce n’est pas possible !

— Dites que je vous ai volé.

— Vous aurez mal compté…

— Insolent !

— Oh !

— M’obligerez-vous donc à vous rappeler que vous êtes ici chez moi ?

— Je m’en irai, mademoiselle ; mais, avant, je vous excommunierai.

— Ça m’est bien égal.

— Voyons, Éléonore, principale colonne de mon Église, revenez à de meilleurs sentiments. Dieu qui vous voit, qui nous entend, qui… Éléonore, si je devais vous quitter, j’en mourrais.

— Nous verrons bien.

— Vous ne m’aimez donc pas, Éléonore ?

— Horreur, aimer un prophète !

— Mais puisque vous dites que je suis un faux prophète ?

— Vous seriez aussi un faux amoureux.

— Au moins me prêterez-vous cent francs pour m’aider à rentrer dans le monde ?

— Vous me ferez un billet ?

— Un billet d’entrée dans le ciel.