Page:Buies - La lanterne, 1884.djvu/236

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
236

beau jour la gloire de Vernet, de Frédéric Lemaître ou d’Alcide Tousez ; les genres lui sont indifférents. Il débute sur un théâtre de la banlieue dans un rôle comique et on le trouve triste. Croyant avoir trouvé sa voie, il joue un rôle triste et on le trouve comique, Bien convaincu du mauvais goût du public, il laisse le théâtre et devient courtier d’assurances sur la vie des autres, afin d’assurer la sienne. Le métier est bon quand on fait des affaires ; il en fait très-peu et s’enrôle dans le bataillon léger des commis-voyageurs. Le voilà parcourant la France et n’aboutissant qu’à dépenser les dix francs par jour qui lui sont alloués par la maison dont il est le représentant.

Il faut vivre pourtant, mais ce n’est point aisé. Sa tête n’est occupée que des soins de son estomac, et un petit pain lui a coûté quelquefois plus d’imagination et d’efforts qu’il n’en a fallu à d’autres pour gagner un million. On le retrouve tour à tour magnétiseur, spirite, inventeur d’une méthode économique propre à assurer le bien-être universel, journaliste, médecin sans diplôme, avocat de justice de paix, etc., etc. Sans occupation pour la vingtième fois, sans argent, sans crédit, sans talent, ne sachant à quel saint se vouer et sur le point de maudire la Providence, il fait, par bonheur, la rencontre d’une demoiselle sur le retour, laide, acariâtre, vaniteuse, mystique, superstitieuse et quelque peu convulsionnaire.

Sans être riche, elle possède des ressources et s’est fait, dans un certain monde de spirites, de magnétiseurs et de somnanbules, un renom par ses visions et les événements qu’elle a prédits. Huit jours ne sont pas passés, après la rencontre de cette demoiselle, que l’Éternel apparaît à notre homme revêtu d’un habit sans couture, taillé splendidement dans un rayon de lumière. Jéhovah lui parle longuement et lui dicte avec complaisance toutes les réformes à faire, si l’humanité a quelque souci des intérêts de son âme. Naturellement il lui ordonne d’aller prêcher ces réformes. Puis il regagne son empire éthéré, laissant le prophète plongé dans de graves réflexions.

Le voilà donc prophète, et bel et bien investi. Se conformera-t-il aux volontés suprêmes en allant voyager cette fois pour le compte du Très-Haut ? Il le voudrait et le devrait ; malheureusement les chemins de fer, pas plus que les bateaux à vapeur et que les simples coucous, s’il en existe encore, ne roulent gratuitement pour personne. Ah ! si l’Éternel, en venant le visiter, avait fait un miracle en sa faveur, le miracle de la multiplication des écus, il partirait gaiement pour accomplir son œuvre ; mais sa bourse est vide, et la demoiselle sur le retour n’est pas encore arrivée à cet état de perfection où l’on vend ses titres de rente pour l’amour de Dieu. Que faire ? — Restez chez moi, lui dit la demoiselle, vous serez prophète sur lieu.

Prophète sur lieu ! C’est une position très-sortable, et le coulissier du ciel, qui rêve depuis si longtemps logement et nourriture, accepte sans se faire prier.

Tant que la sainte demoiselle prête gracieusement son appartement