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Anne, et qui, sans raisonner, se laisse payer tous ses voyages par la Chambre d’Agriculture dont il n’est pas membre : « ne raisonnez pas, mon petit, ne demandez jamais : Pourquoi : c’est le mot de Satan ; rien n’est agréable à Dieu comme un cœur confiant qui accepte sans arrière-pensée et avec reconnaissance tout ce qui sort de la bouche de ses guides. Soyez certain que vous n’entendrez jamais de notre part que des paroles de vérité. »

Tout de même, j’avalais avec une répugnance précoce les énormes tartines qu’on nous prodiguait sous le nom de paroles de vérité. Je me prenais à me faire des questions à moi-même.

Dans les collèges canadiens on peut raisonner en dedans, mais dès qu’on a le malheur de le faire savoir, on est chassé sans miséricorde comme un impie qui ne sera jamais bon à rien, et l’on vous fait passer pour une tête sans cervelle, précisément parce que vous vous sentez une cervelle dans la tête et que vous voulez en faire usage.

C’est ainsi que j’ai été mis à la porte de trois collèges ; et, certes, je puis m’en vanter aujourd’hui, car c’est grâce à cet exode forcé que je suis parti pour la France où j’ai pu apprendre quelque chose.

Voyant que les « paroles de vérité » de mon supérieur prenaient de plus en plus l’aspect de charges à fond de train sur le bon sens, je me décidai à ouvrir en cachette quelques livres, oh ! mais des livres infâmes, puisqu’ils étaient défendus au collège, comme le sont les trois quarts et demi de tous les livres, de sorte qu’il n’en reste qu’un demi-quart qui sont des traités sur la conception de la Vierge et sur les attaques d’hystérie de sainte Thérèse

Or, voici ce que je découvris dans un de ces livres évidemment inspiré par quelque mandarin :

« Les Chinois n’obéissent qu’aux lois qui assurent leur bonheur (il n’est pas dit que pour rendre leur bonheur certain, on les oblige à faire manger leurs enfants).

« La Chine est considérée comme une famille dont l’empereur est le chef ; de là l’amour des Chinois pour leur empereur. (Il paraît tout de même que cet empereur-là ne considère pas tous les Chinois comme ses enfants).

« L’empire ne passe pas à l’aîné des princes, mais à celui que l’empereur et le conseil des mandarins jugent le plus digne.

« Il n’y a pas de superstition, quoique les lois la tolèrent. Pour avoir part au gouvernement, il faut être de la secte des Lettrés, qui n’admet pas de superstition. (En Canada, pour avoir part au gouvernement, il faut être de la secte des illettrés et admettre toutes les superstitions imaginables.)