Page:Buies - Le Saguenay et la vallée du lac St-Jean, 1880.djvu/222

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C’était un préjugé sans doute, mais avouons que ce préjugé qui représentait comme inaccessible à la colonisation et à la culture toute la région du Lac Saint-Jean, avait quelque raison d’être, car cette région a une physionomie qu’aucun autre aspect du Canada ne rappelle. Voyez se balancer, s’agiter ou s’endormir sur son lit de sable et d’alluvion, cette petite mer intérieure, semblable à un énorme crabe étendant dans tous les sens ses longues et nombreuses rivières, comme autant de tentacules, toutes prêtes à saisir les colons et à les attirer quand même sur le sein du monstre ! Elle n’est pas enfouie dans les dépressions des montagnes comme tant d’autres lacs de notre pays qui ressemblent à des coupes profondes laissées par les eaux en retraite ; mais elle s’étale avec une négligence dédaigneuse sur un fond sans cesse mouvant, élargissant ou rétrécissant ses limites suivant les saisons, s’élevant ou s’abaissant sans marée, rongeant ses rives ou bien les exhaussant par les accumulations répétées de sable et de terre végétale que lui apportent ses tributaires. Elle n’est pas enclavée dans un cercle infranchissable, réduite à une immobilité passive et monotone, mais elle joue librement sur un lit incertain que les années l’une après l’autre déplacent ; elle s’ébat, chante ou gronde tour à tour sur les molles et grasses rives d’une plaine qu’elle recouvrait jadis tout entière et qu’elle a laissée depuis longtemps à nu, après l’avoir fécondée pendant des siècles ; elle a certaines senteurs propres