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étonné de le voir lancé à fond de train dans une argumentation à laquelle j’étais loin de m’attendre, il me semble que vous parlez là de choses admises par tout le monde ; il y a longtemps que le libre examen est reconnu comme l’instrument essentiel du développement de la raison, et du progrès de la science.

— « Reconnu, s’écria-t-il, reconnu partout, oui, reconnu depuis longtemps, oui, mais non encore reconnu ici en Canada, chez nous qui nous appelons les descendants de ce peuple que la science et les lumières, c’est-à-dire le libre examen, ont placé à la tête de tous les autres ; chez nous qui sommes à côté de cette grande république qui a tout osé et tout accompli parce qu’elle était libre ; chez nous qui recevons de toutes parts les vents du progrès, et qui, malgré cela, croupissons dans la plus honteuse ignorance, et la plus servile sujétion à un pouvoir occulte que personne ne peut définir, mais que l’on sent partout, et qui pèse sur toutes les têtes, comme ces despotes de l’Asie qui, sur leur passage, font courber tous les fronts dans la poussière. »

Je demeurais interdit ; tout un monde rempli de mystères surgissait devant moi ; ce pouvoir occulte, que pouvait-il être ? je le demandai comme en tremblant à mon interlocuteur.

— « Ce pouvoir, reprit-il, ce pouvoir qui est pour vous une énigme, est pour nous une épouvantable réalité. Vous le cherchez ; et il est devant vous, il est derrière vous, il est à côté de vous ; il a comme une oreille dans tous les murs, il ne craint pas même d’envahir votre maison… hélas ! souvent nous n’avons même pas le bonheur de nous réfugier dans le sein de notre famille contre la haine et le fanatisme dont il poursuit partout ceux qui, comme moi, veulent penser et agir librement.

« Vous êtes français, continua-t-il en haussant la voix, vous croyez à l’avenir, au progrès, à l’ascendant bienfaisant et lumineux de la raison ; vous croyez à la fraternité des hommes, vous vous dites : « Un jour viendra où tous les peuples s’embrasseront devant le ciel satisfait et devant Dieu qui les bénira ; » vous avez foi dans la science qui prépare ce glorieux avenir, vous voulez détruire les préjugés qui l’arrêtent et le renient, ah ! fuyez, fuyez vite sous le soleil de votre patrie, et n’attendez pas en demeurant avec nous que vous soyiez victime peut-être de ce pouvoir terrible dont je vous parle et que je n’ose vous nommer…

« Voulez-vous que je vous dise encore, reprit tout-à-coup M. d’Estremont, comme emporté par un flot d’idées sombres qui se précipitaient dans sa tête, il n’y a pas un homme, pas un acte, qui soit à l’abri de ce pouvoir. Il tient tout dans sa main, il fait et défait les fortunes politiques ; il force les ministères à l’encenser, et à le reconnaître parfois comme le seul véritable gouvernement dont ils ne sont que les instruments