Page:Buies - Lettres sur le Canada, étude sociale, vol 1, 1864.djvu/13

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
17


malheureux. C’est lui qui conduit et maîtrise l’opinion ; tous les ressorts de l’état, toutes les forces populaires, il les enchaîne et, les pousse à un seul but, la domination sur l’intelligence asservie ; il a deux merveilleux moyens, l’ignorance des masses, et la peur chez ceux qui pourraient diriger l’opinion, et qui ne font que la suivre honteusement, plus serviles en cela que le peuple qui courbe la tête par aveuglement et par impuissance. Tous les hommes convaincus et libres qui veulent s’élever contre lui, il les brise, et en fait un fantôme d’épouvante pour le peuple crédule et trompé. Et cependant, vous chercheriez en vain de quelles forces il dispose ; il n’a aucune action directe ou apparente, il conduit tout par l’ascendant secret d’une pression morale irrésistible. Voulez-vous savoir où est le siège de cette puissance souveraine ? ouvrez le cœur et le cerveau de tous les canadiens, et vous l’y verrez établie comme un culte, servie comme une divinité.

« Ah ! vous venez voir un peuple jeune, plein de sève et d’avenir ; vous venez contempler la majesté des libertés anglaises chez des colons de l’Amérique ; vous venez admirer le spectacle d’un peuple, jouissant à son berceau de tous les droits et de toutes les franchises de l’esprit que les nations d’Europe n’ont conquis qu’après des siècles de luttes et avec des flots de sang… eh bien ! le plus affreux et le plus impitoyable des despotismes règne sur nous à côté de cette constitution, la plus libre et la plus heureuse que les hommes puissent jamais rêver. C’est lui, c’est ce despotisme qui abaisse toutes les intelligences et déprave tous les cœurs, en les armant sans cesse de préjugés et de fanatisme contre la liberté et la raison. C’est lui qui est cause qu’aucune conviction libre et honnête ne puisse se déclarer ouvertement, et que tant d’hommes politiques, par la crainte qu’il leur inspire, luttent entre eux de duplicité et de servilisme, préférant dominer avec lui en trompant le peuple, que de se dévouer sans lui en l’éclairant.

« Ah ! vous frémiriez, vous, français, si je vous disais que le nom de la France, si cher au peuple canadien, que cette nationalité pour laquelle il combat depuis un siècle, et qu’il a payée parfois du prix des échafauds, ne sont, entre les mains de ce pouvoir et des politiciens qu’il façonne à son gré, qu’un moyen d’intrigues et de basses convoitises. Vous frémiriez d’apprendre que ce mot de nationalité, qui renferme toute l’existence d’une race d’hommes, n’est pour eux qu’un hochet ridicule avec lequel on amuse le peuple pour le mieux tromper.

« Ainsi, c’est ce que le peuple a de plus glorieux et de plus cher que l’on prend pour le pervertir ; ce sont ses plus beaux sentiments que l’on dénature, que l’on arme contre lui-même ; on l’abaisse avec ce qu’il a de plus élevé, on le dégrade avec ce qu’il y a de plus noble dans ses souve-