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l’ambition vient se joindre à la faiblesse. Ils veulent parvenir, ils veulent être élus ; et ils ne seront pas élus à moins que le clergé, qui n’est pourtant pas une puissance politique, ne les favorise. Ils voient l’opinion publique se corrompre de plus en plus, et au lieu de la diriger, ils préfèrent la suivre, préconiser même le régime de l’impuissance et de l’abaissement intellectuel, égoïstes et dociles instruments d’un pouvoir qu’ils abhorrent !

« Mais l’avenir, Messieurs, l’avenir, vous n’y songez donc pas ! Vous comptez donc sans le réveil de la pensée qui sera d’autant plus terrible qu’elle aura été plus longtemps asservie ! Vous vous dites « cela durera bien autant que nous ; » et vous ne songez pas que c’est à vos enfants que vous préparez cet avenir que tout leur patriotisme sera peut-être impuissant à conjurer ! »

Ici, M. d’Estremont s’arrêta ; il était comme épuisé par le soulèvement de ses pensées : il tomba dans son fauteuil, la tête dans ses deux mains, et je crus entendre des sanglots. « Âme généreuse, pensai-je en moi-même, et demain peut-être victime de ton dévouement ! Tu verras s’entasser sur ta tête tous les orages des préjugés ; tu entendras mugir le fanatisme et la haine populaires ; tu ne pourras trouver nulle part dans ta patrie un asile contre la calomnie et la méchanceté. Mais rappelle-toi que la liberté de tous les peuples a toujours été le prix du sacrifice, et que le progrès ne marche qu’à travers les immolations qu’il fait sans cesse au bonheur de l’humanité. Rappelle-toi que la gloire n’est pas dans l’ambition, mais dans le dévouement, et que ce qui grandit l’homme, c’est encore moins l’esprit que le cœur. Que te font donc les déchaînements de l’ignorance et des passions fanatiques, quand les esprits libres de toutes les parties du monde s’élèvent pour applaudir au tien, et bénir ton sacrifice ? Allons, courage ! à toi l’avenir, à tes ennemis, le présent : lequel des deux devra le plus longtemps durer ? À toi la liberté offre une couronne ; à eux le mépris de tous les hommes garde un châtiment éternel. »

Je ne sais jusqu’où mes pensées m’auraient entraîné. Je ne songeais plus à l’heure, ou plutôt le temps semblait fuir dans mon imagination en ouvrant devant moi les immenses perspectives de l’avenir. Un silence morne régnait maintenant dans cette chambre où venaient de retentir tant d’éloquentes paroles, et où j’avais entendu un homme guidé seulement par sa foi à l’avenir, sans autre appui que sa conviction, faire le vœu solennel de vouer sa vie entière à l’affranchissement moral de sa patrie.

Nous demeurâmes tous deux, M. D’Estremont et moi, sous l’empire d’un recueillement profond où toutes les idées surexcitées à la fois se succédaient dans notre tête avec une rapidité vertigineuse. Nous songions, lui, à l’avenir sans doute, moi aux paroles que je venais d’entendre.

Enfin, je dus rompre un silence obstiné qui durait déjà depuis quelque