Page:Buies - Lettres sur le Canada, étude sociale, vol 2, 1867.djvu/12

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délire. Sa grande voix dominait tout ; on eût dit que la nature l’écoutait soumise ; le feu de son éloquence passionnée entrait dans les âmes comme si une étincelle magique, les frappant toutes à la fois, les eût entraînées et confondues dans la sienne.

Il parut peu de temps à la grande tribune populaire ; mais ce fut assez pour que les rugissements du lion se fissent entendre longtemps à l’oreille des oppresseurs.

Cet homme se nommait Joseph Papin.[1]

L’autre, et c’est ici que je contemple avec une effusion douce la physionomie du plus désintéressé, du plus vertueux, du plus fidèle et du plus persévérant ami de la liberté, s’appelait Éric Dorion. Tout au contraire du premier, petit, faible, maladif, étiolé, il ne semblait tenir à l’existence que par un mystère, ou plutôt il ne vivait pas de sa vie propre, mais de celle du peuple dont il s’était pénétré en l’échauffant. Il parla jusqu’au dernier jour aux assemblées qu’il aimait tant à réunir, car il n’avait qu’une pensée, qu’un sentiment, qu’un amour, l’instruction du peuple ; et quand on l’emporta, frappé subitement au cœur, il parlait encore. La mort, combattant sur ses lèvres la parole expirante, seule avait pu le vaincre, et éteindre sa pensée. Il mourut dans une campagne solitaire, presque sauvage, au milieu des colons qu’il avait lui-même guidés et armés de la hache du défricheur. Quand les trahisons et les lâchetés de toutes sortes condamnèrent le libéralisme à n’être plus qu’un mot trompeur, qu’un vain souvenir d’autrefois, lui seul combattit encore dans la presse les efforts de l’obscurantisme, et créa une population libérale au sein des forêts qu’il avait ouvertes à la civilisation. Sa vie entière s’exprime par un seul mot, dévouement, et sa mort par un autre mot, espérance. Une seule larme sur sa tombe, amis du libéralisme ! son cœur est encore chaud sous la froide pierre, et le ver rongeur n’en détruira jamais la noblesse, l’élévation, la pureté, qui resteront comme le parfum de sa vie.[2]

  1. Joseph Papin naquit à l’Assomption, comté de Leinster, district de Montréal, le 14 décembre 1825. Admis au barreau en 1849, il ne tarda pas à s’y distinguer. Il fut l’un des fondateurs de l’Institut-Canadien, qu’il présida de 1846 à 1847. Longtemps un des collaborateurs de l’Avenir, il ne quitta le journalisme que lorsque le journalisme canadien fut devenu inconciliable avec la dignité d’un esprit élevé et convaincu. Il mourut à peine âgé de 36 ans, en 1861.
  2. Jean-Baptiste Éric Dorion naquit à Ste. Anne-la-Pérade, district de Trois-Rivières, le 17 septembre 1826. L’un des premiers membres de l’Institut-Canadien, dont il remplit la présidence en 1850, il fut aussi le fondateur du journal l’Avenir. Appelé au Parlement par les électeurs de Drummond et Arthabaska en 1854, il fut réélu trois fois depuis par la même circonscription