Page:Buies - Lettres sur le Canada, étude sociale, vol 2, 1867.djvu/16

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ce type pris au hasard, je le dis du grand nombre. Fils pour la plupart des cultivateurs de la campagne qui ont payé à grands frais une éducation classique qui leur est plutôt un fardeau qu’un avantage, ils se répandent à profusion dans les villes, y languissent pauvres et accablés, se font recevoir avocats ou médecins, et végètent encore de longues années, inutiles à la société qui voit leur misère, inutiles à l’état qui ne saurait se servir d’eux, inutiles à eux-mêmes, et finissant enfin par croupir dans l’oisiveté, fruit d’une existence déplacée, ou dans le vice, fruit de la détresse. — Peu studieux, adonnés souvent à la boisson, parce qu’ils vivent dans des villes monotones où rarement l’occasion leur est offerte de se livrer à un plaisir intelligent, ils finissent par tomber dans une atrophie intellectuelle qui leur enlève jusqu’à l’idée même de chercher un remède à leur position. Ils ne font que tourner dans un petit cercle d’intérêts individuels ; tout se résume pour eux dans une phrase consacrée et banale : « Nos institutions, notre langue, et nos lois. » Mais les grands principes généraux de civilisation qui sortent de ce cadre, ils semblent ne pas seulement s’en douter. À quoi donc peuvent-ils prétendre en s’attachant opiniâtrement à des institutions surannées qui arrêtent tout essor vers le progrès social, à des idées d’un autre âge qui ne peuvent convenir au sol de la libre Amérique ?

Leurs institutions ! elles sont déjà pour la plupart effacées ou détruites par la force des circonstances, et par les exigences d’une constitution politique qui leur est inconciliable. Leur langue ! eh ! que font-ils pour la conserver et la répandre ? Comment se préparent-ils à lutter contre les flots envahissants de l’anglification ? Divisés, sans cesse armés les uns contre les autres dans la presse, ils s’injurient, se jalousent, s’épient, se diffament, et s’arrêtent mutuellement dans toute tentative d’affranchissement moral. Inondés de toutes parts, ils restent contemplateurs passifs du sort qui les menace, et contre lequel ils n’emploient que des mots sonores. Pourquoi ces grands noms de nationalité, de langue, si vous n’en cultivez que le prestige, propre seulement à illustrer des souvenirs que les hommes et les choses effacent de plus en plus ? Quel contrepoids voulez-vous mettre à l’invasion des races étrangères, vous qui ne savez pas grandir en même temps qu’elles ? Et comment vous préparez-vous à lutter pour l’avenir de tout un peuple vous qui ne savez pas assurer le vôtre contre une honteuse indifférence et qui tremblez sous le joug d’un pouvoir théocratique auquel vous livrez votre pays en échange de quelques faveurs ?